Chrysis Read online

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  De la musique, de la danse et du champagne dans la douce lumière des bougies, des rires et de la gaieté, et bientôt les invités s’enlaçaient et s’embrassaient affectueusement, comme de vieux amis et de vieux amants, se débarrassant de leurs inhibitions un peu plus avec chaque vêtement. Chrysis évoluait entre ses chevalets, au milieu de la musique et de la danse, se faufilant entre ses pinceaux et ses toiles. Juliette portait une robe noire assez transparente, fendue jusqu’à la taille et ornée de franges, et lorsque Yanis entonna la nouvelle chanson de Cole Porter, Let’s Do it, Let’s Fall in Love, elle demanda à Bogey de danser avec elle. Elle se serra contre lui et, à travers la finesse du tissu, il sentit son corps collé au sien, et les inévitables frissons de la chair.

  « Toi et moi avons tellement en commun, chuchota-t-elle.

  – Oui, je sais. Chrysis m’en a parlé.

  – Je n’ai jamais eu l’occasion de te remercier correctement pour ce que tu as fait lorsque Maurice est venu me chercher, ce soir-là, dit-elle. Je l’aurais volontiers fait, mais comme tu sais, Mme Mireille est plutôt stricte sur les relations entre les filles et le personnel.

  – Tu n’as pas besoin de me remercier, dit Bogey.

  – Mais je le veux. Tu m’as sauvé la vie. Peut-être plus tard cette nuit, je trouverai le moment et je pourrais t’exprimer ma gratitude. »

  Casmir dansait avec Marika et lui chuchotait des vers érotiques à l’oreille. Yanis fit une pause et, après avoir posé son banjo, ôta sa chemise blanche trempée de sueur et révéla son puissant torse noir, sur lequel les lueurs des bougies se reflétaient comme dans un miroir. Lorsqu’il alla interrompre Casmir pour danser avec la blonde, qui n’avait jamais auparavant dansé avec un homme noir, le poète ne protesta pas ; il enlaça Rosario, puis Misha. Le danseur portait du rouge à lèvres très rouge sur sa bouche charnue et il aurait facilement pu passer pour une jeune fille ; lorsque, sans prévenir, il embrassa Casmir, qui était un être à la sensualité sophistiquée, le gitan ne résista pas et lui rendit même son baiser. Jerome en fut jaloux et se mit à danser avec Rosario, la petite Mexicaine toute mince, sans poitrine, au corps assez masculin. Quand il l’embrassa, dans l’espoir de rendre Misha jaloux à son tour, il dut admettre qu’il aimait assez la sensation des lèvres de la jeune femme sur les siennes, le contact de son corps svelte dans ses bras. Misha éclata de rire. Ainsi, les barrières, les tabous et les préjugés, les races, les nationalités et les préférences sexuelles s’estompèrent au fur et à mesure de la soirée – Blanc, Noir, Indien, Mexicain, Polonais, Allemand, Français, Américain, Martiniquais, hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, homme, femme – dans ce magnifique melting-pot que Chrysis avait conçu si soigneusement, tous se mêlèrent de manière indistincte dans l’esprit onirique de la nuit. Ils dansèrent et burent et fumèrent, ils chantèrent et rirent et firent l’amour. Ils mangèrent, parlèrent et dormirent. Ils se réveillèrent pour changer de partenaires et faire l’amour à nouveau. C’était libertin, libre et joyeux, exactement comme Chrysis l’avait projeté. Elle se joignait à eux de temps en temps, puis retournait à ses chevalets et ses différents croquis, avant de retourner auprès d’eux. Avec les volets fermés hermétiquement, il était impossible de savoir quelle heure il était, ou combien de temps s’était écoulé, et personne ne s’en préoccupait, ni ne voulait savoir ; pour finir, tout le monde se rendormit dans différentes postures et étreintes. Lorsqu’ils se réveillèrent, l’un après l’autre, ils enfilèrent silencieusement leurs vêtements de ville et, après avoir échangé quelques adieux chuchotés, ils partirent tous, jusqu’au dernier, et ce fut terminé, il ne resta plus que Bogey et Chrysis.

  « Nous allons bien, nous deux, n’est-ce pas, mon amour ? demanda-t-elle. Nous avons survécu, nous sommes intacts ?

  – Oui, ma chérie, nous l’avons fait, dit-il. Tout va très bien. »

  III

  Les deux semaines suivantes, Chrysis travailla presque sans arrêt sur le tableau Orgie, dormant, mangeant et se lavant à peine. À mesure que ses différents croquis se combinaient pour former la toile finale, c’était comme si elle revivait toute l’expérience et elle peignait avec la même énergie érotique et la même passion que lors de l’orgie, s’endormant pour une heure ou deux sur les matelas par terre dans son atelier, ou sur la banquette, se réveillant pour allumer une cigarette, boire une tasse de café et se remettre au travail. De temps en temps, lorsqu’elle s’en souvenait, elle mangeait un morceau de fromage ou de saucisson, avec du pain sec, et elle buvait un verre de vin. Elle ne vit pas Bogey pendant cette période et il la laissa tranquille, sachant que, lorsqu’elle serait prête, elle lui reviendrait.

  Un après-midi, elle frappa à sa porte et, lorsque Bogey lui ouvrit, elle se jeta à son cou. Ses longs cheveux noirs flottaient, détachés autour de son visage, couverts de peinture, et elle sentait l’huile, les pigments, la térébenthine et la cigarette, qui se mêlaient à son odeur corporelle.

  « On dirait, à te voir et à te sentir, que tu as été dans une longue, très longue orgie… de peinture, la taquina Bogey.

  – C’est exactement ça, dit-elle. Je suis désolée, il fallait que je vienne tout de suite. Je suis dans un état épouvantable, je sais, et je pue, mais il fallait que je te voie… J’ai fini le tableau… »

  Ils se serrèrent très fort l’un contre l’autre et ils eurent tous deux le sentiment d’avoir retrouvé leur place dans les bras l’un de l’autre, le havre réconfortant de leur intimité.

  « J’aime l’état dans lequel tu es et ton odeur, dit Bogey. Tu m’as manqué. Félicitations, chérie. » Il l’emmena jusqu’à son lit et dès qu’il la pénétra, elle jouit avec violence, comme si toutes les ardeurs qu’elle avait revécues ces dernières semaines, ainsi que celles des personnages du tableau, avaient soudain explosé en elle.

  Chrysis dormit pendant quatorze heures d’affilée et, lorsqu’elle se réveilla, elle demanda à Bogey s’il voulait bien se promener avec elle dans le jardin du Luxembourg. Elle avait à peine mis le nez dehors ces deux dernières semaines et elle avait besoin d’air frais et d’exercice. C’était une magnifique journée d’octobre, claire et piquante. Elle portait sa blouse barbouillée de peinture, ses mains, ses cheveux et son visage étaient encore couverts de taches qui luisaient dans le soleil du matin et la faisaient ressembler à une sorte de plate-bande négligée, un peu sauvage, une palette turbulente de couleurs qui venaient compléter les teintes changeantes des feuilles sur les arbres et des fleurs de l’automne dans leur ultime floraison.

  « Tu vas me montrer le tableau ? demanda Bogey.

  – Non, je veux que tout le monde le voie pour la première fois dans une vraie exposition, répondit-elle. Toi, les autres modèles, mes parents, le professeur Humbert… tout le monde. Je n’ai aucune idée de la manière dont les gens vont réagir, même si j’imagine bien l’opinion de mon père… Mais tu vois, de cette manière, je serai un peu protégée, entourée par des amis, des collègues, le public et les autres artistes présents. »

  Bogey pouvait difficilement protester, puisqu’il n’avait jamais laissé Chrysis, ni personne d’autre, lire la moindre de ses histoires.

  « Je comprends, dit-il. Et s’il n’est pas accepté par le salon ?

  – Il le sera. »

  Deux semaines plus tard, après que le tableau eut séché suffisamment pour être transporté, Chrysis emporta Orgie jusqu’à l’atelier de Pascin sur le boulevard de Clichy, avec deux autres œuvres qu’elle souhaitait soumettre au Salon des indépendants. Bien qu’il soit en train de travailler, le peintre l’accueillit de façon charmante, tout en chassant ses deux modèles nus sous les fameuses combinaisons grises dans lesquelles il aimait les voir poser. Pascin s’était montré particulièrement gentil à l’égard de Chrysis et de Bogey depuis l’incident avec Maurice Toscan, qu’il aimait rappeler en l’intitulant « Règlement de comptes à La Belle Poule : le cow-boy contre les gangsters ».

  Chrysis commença par déballer ses deux plus petites toiles, que Pascin plaça sur des chaises, pu
is Orgie, qu’il installa sur un chevalet. Il fit plusieurs pas en arrière pour pouvoir apprécier les trois œuvres ensemble. Chrysis sentait les forts battements de son cœur dans sa poitrine, pendant que Pascin examinait les tableaux, pendant un temps qui lui parut être une éternité. Pour finir, il hocha la tête. « Bien, maintenant je vois que tu as vraiment du talent et qu’effectivement tu poses pour toi-même, dit-il. Nous avons des styles très différents, toi et moi, mais visiblement, les mêmes centres d’intérêt. Cependant, ton travail est plus risqué que le mien. Tu peins avec audace, avec exubérance et franchise, qui ne sont pas des valeurs qu’on enseigne dans les ateliers. Je vais prendre rendez-vous cette semaine avec le directeur du salon et, ensemble, nous emporterons ces tableaux pour les lui montrer. »

  IV

  Sur les arbres de Paris, les feuilles virèrent au brun et tombèrent en tourbillonnant ; la douceur de l’automne fit place au froid humide de l’hiver. La période des fêtes fila à toute allure et le vendredi 18 janvier, cinq jours avant le 22e anniversaire de Chrysis, le Salon des indépendants 1929 ouvrit ses portes ; deux de ses tableaux étaient exposés au Grand Palais. L’un était Orgie et l’autre, moins controversé, s’intitulait Ombres et Lumières. Ce dernier était un paysage, à la fois sombre et clair, comme le suggérait le titre, reflet d’un pressentiment qui n’avait pas quitté Chrysis depuis les derniers mois de l’année précédente.

  Ce salon marquait la première exposition publique de Chrysis et, bien entendu, ses parents venaient au vernissage, ainsi que plusieurs de ses amis de l’atelier et d’autres du quartier. Elle avait aussi invité Pascin, Soutine et Kisling, Mme Mireille et son mari le père Jean, et tous ceux qui avaient posé pour Orgie. Sans oublier le professeur Humbert.

  Celui-ci allait bientôt fêter son 87e anniversaire et, au début du semestre, il avait annoncé que ce serait sa dernière année d’enseignement à l’atelier, qu’il dirigeait depuis maintenant vingt-neuf ans. Malgré tous les différends qu’ils avaient pu avoir, Chrysis se sentait privilégiée d’avoir étudié sous la direction du professeur Humbert à la fin de sa remarquable carrière, elle était heureuse que ses travaux soient acceptés par un salon et que la possibilité lui soit donnée, avant qu’il prenne sa retraite, de lui rendre hommage. Tout au moins, elle espérait qu’il en serait honoré – comme tous les artistes, elle était forcément inquiète de la manière dont les gens accueilleraient ses tableaux, en particulier les deux grandes figures de l’autorité dans sa vie, son professeur et son père.

  En dehors de Pascin, personne n’avait encore vu Orgie, mais comme Chrysis l’avait prévu, elle trouva un certain réconfort à être entourée des autres artistes du salon. À la demande des organisateurs, ils étaient tous arrivés tôt au Grand Palais, ce qui leur avait donné le temps de se promener et d’admirer les œuvres de leurs collègues. Il y avait plus de cinq cents toiles exposées cette année-là et il serait impossible de les voir toutes dès le premier soir.

  Pour l’occasion, la mère de Chrysis avait emmené sa fille dans les boutiques et la jeune femme était vêtue d’une magnifique robe à manches chauve-souris en imprimé fleuri, avec un empiècement et des manchettes rebrodées de parements dorés au crochet, agrémentée d’une étole en lamé assortie, peinte au pochoir et bordée de velours. Aux pieds, elle portait des escarpins en soie avec des rubans autour des chevilles ; son cou était orné d’un court ruban en velours sur lequel était passé un grand pendentif d’inspiration orientale et ses bras étaient couverts de dizaines de bracelets qui tintaient à chacun de ses mouvements. Ses longs cils étaient rehaussés de mascara et ses lèvres charnues étaient peintes dans un rouge carmin. Le résultat de l’ensemble était extrêmement différent des vêtements de travail que portait Chrysis au quotidien, ou des tenues bohèmes qu’elle arborait dans le quartier. Ce soir, elle était une jeune femme élégante et gracieuse au sommet de sa beauté.

  Bogey arriva avec Jerome et Misha, et Juliette accompagnait Mme Mireille et le père Jean. Casmir fréquentait Marika depuis quelques mois et ils arrivèrent ensemble au Grand Palais, comme les musiciens, Benny et Yanis. Rosario était seule. Chrysis leur avait demandé de la retrouver dans le hall. C’était la première fois que tous les participants à l’orgie se retrouvaient depuis l’événement, qui avait eu lieu près de quatre mois auparavant, et une fois réunis, ils se montrèrent d’abord étonnamment intimidés et silencieux. Chrysis emmena le groupe tout entier dans le salon et le conduisit devant Orgie.

  Au départ, ils restèrent muets devant la toile ; alors qu’ils avaient tous revêtu leurs plus beaux atours pour l’occasion, ils partageaient le sentiment d’être nus, ou au moins à moitié nus, en contemplant la représentation que l’artiste avait faite d’eux et en se rendant compte que tous les gens qui viendraient voir l’exposition ce soir, dans les semaines à venir, pendant toute la durée de vie du tableau, les verraient ainsi. De fait, ils furent tous saisis de cette même impression étrange et d’un même mouvement, ils eurent besoin de vérifier qu’ils étaient toujours habillés. C’est alors que, tout à coup, tous ensemble, ils éclatèrent de rire et leurs conversations s’animèrent ; ils échangeaient taquineries et plaisanteries, se rappelant autant la gaieté que l’érotisme de la scène dépeinte et retrouvant l’authentique intimité d’alors.

  « Juliette ! dit Jerome. Regarde, tu es la star du tableau !

  – Comme j’étais la star de l’orgie ! répondit-elle. Mais, chef, tu as l’air si sérieux !

  – Ne vois-tu pas, j’étais jaloux que mon Misha te dévore des yeux avec une telle convoitise, rétorqua Jerome.

  – Vous savez, dit Casmir en contemplant le tableau d’un air pensif, un jour, dans de nombreuses années, lorsque rien ne restera de nous que cendres et poussière, les gens d’une génération future regarderont peut-être ce tableau et se poseront des questions sur nous, ils se demanderont qui sont ces gens cinglés qui s’amusent autant. »

  Bogey avait revêtu une tenue de cow-boy noire, une cravate lacet, des bottes habillées noires, et il portait sa grosse boucle de rodéo en argent à la ceinture. C’était sa mère qui lui avait envoyé ces vêtements, pensant qu’il en avait besoin dans une ville sophistiquée comme Paris, dont elle ne connaissait que ce qu’elle avait vu dans les encyclopédies et les magazines disponibles à la bibliothèque du comté, et qu’elle ne verrait jamais de ses propres yeux. Chrysis s’approcha de lui, le prit par le bras et l’emmena un peu à l’écart du groupe.

  « Comme tu es beau ce soir, mon amour, dit-elle.

  – Et toi… tu es magnifique, ma chérie.

  – Je veux que tu me dises ce que tu vois de nous dans le tableau. »

  Bogey regarda Orgie pendant un moment avant de répondre.

  « Je vois que nous sommes un peu distincts des autres, dit-il, tout au bord de la toile, comme si nous allions tomber du tableau. Je vois, à la façon dont nous nous regardons, à quel point nous nous aimons, combien nous nous désirons. Et, malgré la présence des autres, nous sommes dans notre monde à nous, celui où nous avons toujours été, tous les deux.

  – Oui, c’est tout à fait juste, dit-elle. C’est exactement ce que j’essayais d’exprimer. En plus de tout le reste, je voulais que ce soit une sorte d’hommage à notre amour, ce qui pourrait paraître étrange en parlant d’un tableau représentant une orgie. Mais tu le vois, n’est-ce pas ? Tu vois tout ça. J’en suis si heureuse.

  – Mais il reste un point sur lequel je m’interroge, fit Bogey.

  – De quoi s’agit-il, mon amour ?

  – À l’exception de tes lèvres rouges, de tes joues embrasées par le feu de la passion, tu t’es peinte sans couleur. Pourquoi ?

  – Je ne sais pas exactement. Peut-être parce que cette couleur rouge, ce feu de la passion, comme tu dis, est ce qui me définit le mieux et mon corps n’a pas besoin d’être coloré. Ou peut-être est-ce simplement pour que moi, l’artiste, je reste inachevée, une œuvre encore perfectible. »

  À ce moment-là, Chrysis se retourna et vit son père, sa mère et le
professeur Humbert qui s’avançaient vers eux. À mesure qu’ils approchaient, ses amis, sentant confusément l’angoisse de Chrysis, commencèrent à s’éloigner un par un, pour aller voir les autres œuvres exposées, comme si la présence du colonel et du professeur constituait une force qui les repoussait. Seul Bogey resta.

  « Je crois que ce serait peut-être mieux que tu ailles te promener un peu, toi aussi, lui dit Chrysis. Je dois faire ça seule. »

  Bogey hocha la tête. Il salua les Jungbluth et Chrysis le présenta au professeur Humbert ; puis Bogey se retira.

  Les trois invités examinèrent le tableau.

  Sa mère parla la première.

  « C’est assez… comment dirais-je ?… Assez plein d’énergie, ma chérie. Oui, d’énergie, c’est le mot.

  – Merci, mère.

  – Au milieu de tous les tableaux accrochés ici aujourd’hui, dit le professeur Humbert, le vôtre est le premier que j’aie remarqué en arrivant au salon – peut-être en partie parce que vous êtes mon élève, que je connais votre travail et que je le cherchais. Mais aussi parce qu’il attire le regard. Il est puissant et lumineux. Il est plein de vie, de couleur et de franchise. Et les formes sont tout à fait correctes. Je vous félicite, jeune dame, je suis fier de vous. »