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Chrysis Page 5

« Quittant ma position, j’allai le saluer. C’était un grand et beau jeune homme, qui portait un vieux chapeau taché et ces jambières en cuir que les cow-boys américains portent par-dessus leur pantalon, des “chaps”, comme on les appelle. Et bien sûr, il était chaussé de bottes de cow-boy. Il avait aussi un six-coups dans un ceinturon attaché autour de sa taille, un Colt .45, appris-je par la suite. Je m’approchai, ayant sorti mon arme par précaution, parce que nous ne pouvions pas savoir qui il était, ni quelle était sa mission ; il était peut-être un cheval de Troie.

  « “Identifiez-vous !” demandai-je.

  « Le cow-boy me salua et dit, dans un français rudimentaire : “Vous n’aurez pas besoin de votre arme, monsieur. Je suis le légionnaire 2e classe Lambert, monsieur, du 4e bataillon, sous le commandement du colonel Jacques Daumier. Je suis le courrier du colonel, monsieur, et je viens vous apporter une dépêche classée secrète.

  « – Si vous êtes vraiment un légionnaire, alors pourquoi ne portez-vous pas d’uniforme, soldat ? demandai-je.

  « – Par autorisation spéciale du colonel, monsieur. Pour pouvoir délivrer ce message aussi rapidement que possible, j’ai traversé nos lignes et je suis passé sur le territoire tenu par l’ennemi. J’ai suggéré au colonel : les Boches seront peut-être embrouillés et même un peu effrayés, s’ils voient un cow-boy galoper derrière leurs lignes.”

  « Ma chère fille, lorsqu’on est dans les tranchées, sur le front, dit le colonel, sous le feu des mitrailleuses et de l’artillerie lourde, avec des hommes qui meurent tout autour, tu ne peux pas savoir comme il est rare d’avoir l’occasion de rire. Mais, lorsque le jeune homme prononça ces paroles, avec une naïveté désarmante, je m’esclaffai. Et quand je répétai ses propos à mes hommes, ils firent passer le mot, tout le long de la tranchée : “Un légionnaire, un courrier, américain. Il s’est dit que ça pourrait embrouiller les Boches s’ils voyaient un cow-boy galoper derrière leurs lignes”, et tous se mirent à rire.

  « Le jeune homme en fut surpris.

  « “Pourquoi tout le monde rit, monsieur ? demanda-t-il. Mon français est-il très mauvais ?

  « – Non, non, pas du tout, répondis-je. Mais, voyez-vous, légionnaire Lambert, cela nous a embrouillés nous aussi, de voir un cow-boy chevaucher derrière les lignes ennemies. Si je peux me permettre, jeune homme, comment diable avez-vous réussi à ne pas vous faire capturer ni tuer au cours de cette mission ?”

  « Le légionnaire parut réfléchir un moment, comme si la question ne lui était jamais venue à l’esprit, puis il répondit : “Eh bien, monsieur, tout ce que je peux dire, c’est que j’ai un très bon cheval, un excellent sens de l’orientation et que nous avons toujours eu une grande chance dans la vie, lui et moi.”

  « Le jeune homme resta avec nous pendant plusieurs heures, attendant la tombée de la nuit et une accalmie dans les bombardements, avant de partir retrouver son régiment. Il parla de son pays, de sa région, du ranch de ses parents dans le Colorado. Quel jeune homme charmant. Il nous expliqua qu’il était venu en France l’année précédente pour s’engager dans la Légion étrangère. Et sais-tu pourquoi ? »

  Gabrielle secoua la tête.

  « Pour la seule raison que ses parents lui avaient dit qu’il y avait du sang français dans leur famille, dit le colonel. Il souhaitait contribuer à défendre le pays de ses ancêtres. Tu vois, mon enfant, à quel point les jeunes gens peuvent être idiots ? Il avait fait tout le chemin depuis le Colorado. Et il avait emmené son cheval avec lui parce qu’il pensait pouvoir rejoindre un régiment de cavalerie. Mais la Légion étrangère n’a pas de cavalerie… » Le colonel marqua une pause, secouant la tête en pensant à la stupidité des jeunes hommes.

  « Néanmoins, le jeune Lambert entra dans la Légion, poursuivit son père, dans le régiment d’infanterie, bien sûr. Il suivit un entraînement de base à Perpignan et, pendant ce temps, il laissa son cheval en pension dans une ferme du secteur. Ce jeune homme était costaud et il avait grandi dans une région d’altitude ; il était toujours en tête lors des marches d’entraînement dans les Pyrénées. C’était un meneur de bien des manières et, rapidement, il impressionna ses supérieurs par son intelligence et son talent. Pendant les temps libres, les officiers avaient aussi pu se rendre compte de son extraordinaire adresse à cheval.

  « Comme nous avions désespérément besoin de soldats à ce moment-là, la période d’entraînement fut raccourcie, et son régiment fut constitué et expédié au front en quelques semaines seulement. Même s’il n’y avait pas de cavalerie dans la Légion, de nombreux officiers possédaient un cheval, comme nous, les gradés de l’armée régulière. Tu le sais, j’ai eu mon bien-aimé Caracol avec moi pendant toute la durée de la guerre. Le légionnaire Lambert persuada un de ses lieutenants-colonels de le laisser emmener son cheval avec lui, avec les montures des officiers. Pour éviter le risque de perdre l’un de leurs officiers de valeur dans des missions particulièrement dangereuses, le jeune Lambert fut recruté comme courrier. Et c’est ainsi qu’il s’était retrouvé à venir à cheval jusqu’à notre campement ce jour-là. Je lui demandai comment son cheval avait réussi à sauter la ligne en fil de fer barbelé des Allemands et il me répondit que, lorsqu’il était enfant, il s’était lassé de descendre de cheval pour ouvrir les barrières sur le ranch de ses parents et il avait dressé son cheval à sauter les clôtures – ce qui, bien entendu, n’expliquait pas, loin s’en fallait, l’ampleur du saut auquel nous avions assisté.

  « Lorsque la nuit tomba, le jeune homme remonta en selle et repartit au galop comme il était venu. Depuis ce jour-là, le légionnaire 2e classe Lambert serait désormais connu sous le nom de “courrier cow-boy”, et il m’a été rapporté que même les Allemands en vinrent à l’appeler ainsi.

  « Nous ne devions jamais le revoir après ce soir-là, mais le jeune Lambert devint sur le front une figure légendaire ; il accomplissait de nombreuses missions dangereuses, délivrait des missives entre les légionnaires, les régiments de l’armée française régulière, les troupes britanniques et les régiments américains qui venaient juste d’entrer en guerre. Nous pensions vraiment qu’il avait une chance extraordinaire, comme s’il bénéficiait d’une protection divine. De nombreuses histoires circulèrent sur ses héroïques exploits et, bien qu’elles fussent certainement exagérées, il était néanmoins une figure emblématique pour les hommes qui étaient au front. Dans les moments les plus désespérés de la guerre, la simple idée que des personnages aussi romanesques puissent exister apporte un grand réconfort aux soldats épuisés, effrayés. Et à mesure que la réputation du courrier cow-boy se répandait sur le front, les soldats allemands redoutaient de plus en plus de devoir l’abattre, de peur que cela leur porte malheur. C’était comme s’il détenait une sorte de laissez-passer tacitement accepté par tous pour l’accompagner tout au long de la guerre.

  – Quel était son prénom, papa ? demanda Gabrielle.

  – Bogart. Bogart Lambert, dit le colonel, ce qui, ma chère fille, est encore une petite ironie de cette histoire, car ce prénom “Bogart” est aussi bien un nom de l’ancien français que de l’ancien allemand et il est tout à fait possible que les ancêtres dont il parlait aient eu, comme les nôtres, des racines alsaciennes.

  – Et comment s’appelait son cheval ?

  – Crazy Horse.

  – C’est un drôle de nom !

  – Oui, inspiré à l’évidence par un fameux chef indien d’Amérique, dit le colonel. Eh bien, voilà ta belle histoire de la guerre, ma fille. Maintenant, si nous nous concentrions sur notre art, qu’en dis-tu ?

  – Mais qu’est-il advenu du courrier cow-boy, finalement ? demanda Gabrielle. Comment se termine l’histoire ? »

  Une ombre passa sur le visage du colonel.

  « Elle se finit avec le jeune cow-boy américain, qui disparaît à cheval dans la nuit, éclairé seulement, de temps en temps, par l’explosion tir d’obus. Je te l’ai dit, je n’ai jamais revu ce jeune homme, j’ai seulement entendu parler de lui. Voilà la fin de l’his
toire. Nous allons maintenant peindre le fleuve dans le calme et en silence.

  – Je ne dessine plus la rivière, papa, dit-elle. Je dessine le cow-boy, Bogart Lambert, et son cheval, Crazy Horse. Regardez. »

  Elle tendit son bloc à dessins à son père.

  « Très bien, dit le colonel. Cependant, comme tu ne l’as vu que dans ton imagination, je peux t’aider avec quelques détails authentiques. Par exemple, attachée à sa selle western, le jeune homme transportait aussi une corde enroulée, qui lui servait, chez lui, dans les concours de rodéo, nous a-t-il expliqué.

  – Il est mort, dites, papa ? demanda Gabrielle. Les Boches l’ont tué, pour finir, n’est-ce pas ? Je le lis sur votre visage. »

  Comme s’il ne l’avait pas entendue, le colonel s’absorba dans ses mélanges de peintures à l’huile sur sa palette. Il se tourna enfin vers sa fille. « Voilà, ma chère fille, la fin de l’histoire. »

  IV

  Les quelques années qui suivirent la guerre filèrent rapidement et furent heureuses pour Gabrielle et ses parents. Ils passaient les vacances d’été à Dieppe, au bord de la mer, et effectuaient des voyages réguliers à Paris pendant les autres périodes de l’année, pour bénéficier des richesses offertes par la capitale en matière d’art et de culture, qui n’étaient pas aussi accessibles en province. La famille visitait les musées et les expositions, et Gabrielle et sa mère allaient faire les boutiques dans les quartiers chics. Mais ce qui fascinait le plus la jeune fille, c’était le temps qu’ils passaient à Montparnasse, que le colonel, lui aussi, aimait parcourir, étant donné son propre intérêt pour le monde de l’art. Les gens qui y vivaient depuis longtemps l’appelaient simplement le « village », tant l’atmosphère de ce quartier était particulière, insufflant une sorte d’énergie folle qui avait été étouffée par la guerre et qui s’exprimait tout à coup librement comme le champagne qu’on vient de déboucher, jaillissant dans une explosion festive, pour célébrer un nouveau mode d’expression, une nouvelle manière d’être – la renaissance et la réinvention de la vie comme de l’art.

  Contaminée par cette exubérance artistique, qui paraissait flotter sur la ville comme un voile rouge sensuel, Gabrielle supplia son père de lui accorder la chance d’étudier la peinture dans ce quartier. Bien que le colonel Jungbluth n’approuvât pas vraiment les orientations que prenait l’art moderne, il ne pouvait pas ignorer le talent inné de sa fille et le fait que, pour le meilleur ou pour le pire, elle avait visiblement l’âme d’une artiste. Il reconnaissait aussi qu’en tant que peintre strictement amateur il avait déjà enseigné à sa fille tout ce qu’il pouvait. Et le colonel l’encouragea à commencer à se préparer et à étudier pour les examens d’entrée sélectifs de l’atelier Humbert. En accordant cette permission à sa fille, le colonel Jungbluth comprenait aussi qu’il lui offrait la possibilité de concrétiser des rêves d’artiste qu’il avait nourris en secret sans jamais les réaliser.

  Comme d’habitude, la famille Jungbluth passa le mois d’août 1924 à la plage et ce fut pendant cet été-là que Gabrielle sembla s’épanouir presque du jour au lendemain ; l’adolescente godiche devint une jeune femme. Ses longues jambes qui, précédemment, avaient la fragilité un peu gauche de celles d’un jeune poulain, prirent une nouvelle forme, plus pleine, plus mûre, et sa démarche assurée, le balancement naturel de ses hanches lorsqu’elle parcourait les planches faisaient tourner la tête aux hommes. Ses lèvres rouges et pleines, son sourire fugace et chaleureux séduisaient les gens par leur innocence instinctive et, lorsque Gabrielle se tournait vers quelqu’un, il avait l’impression d’être la personne la plus importante au monde. Elle portait ses épais cheveux noirs en chignon sur le sommet de sa tête et, lorsqu’elle les sortait de son bonnet de bain, ils descendaient jusqu’au milieu de son dos. Et la profondeur de son regard laissait supposer qu’elle possédait une sagesse supérieure à celle de son âge – un mystère impénétrable que l’on trouve parfois dans le cœur des artistes.

  C’est ainsi qu’à l’automne de cette année-là Gabrielle Odile Rosalie Jungbluth était arrivée à Paris et s’était installée, grâce aux relations de son père, au foyer de jeunes filles de la rue Denfert-Rochereau à Montparnasse. L’atelier du peintre classique Jacques Ferdinand Humbert, professeur depuis longtemps, était le premier et le seul en son genre destiné aux femmes, et la concurrence était donc féroce pour obtenir une de ces rares places tant convoitées. Comme elle était inscrite à l’école, Gabrielle se présentait à l’atelier Humbert en tant qu’« élève libre », un public pour lequel il y avait encore moins de disponibilités. C’était le professeur lui-même qui choisissait ses élèves, sur la base de critères qu’il décidait, et il avait conçu une série d’épreuves qui exigeait des candidates qu’elles dessinent « en loge », dans trois disciplines différentes : l’anatomie, la perspective et le portrait.

  Gabrielle avait été la plus jeune candidate ce semestre-là, mais elle avait un talent particulier pour rendre la forme humaine et, dans les résultats de ses tests, le professeur Humbert reconnaissait non seulement une certaine maîtrise technique, même si elle était brute et peu raffinée, mais aussi quelque chose de plus profond, quelque chose qu’il parvenait moins à qualifier ou définir, mais qu’en plusieurs décennies il n’avait vu que chez une poignée d’étudiants, dont le jeune Georges Braque. Le professeur avait 83 ans, il était en grande partie le produit du siècle précédent et il entamait les dernières années de sa très longue carrière d’enseignant. Ce n’était pas un homme sentimental, ni quelqu’un qui cédait volontiers à la fantaisie, mais s’il avait été capable de formuler en mots ce qui était surtout un ressenti, il aurait reconnu les créations de la jeune Jungbluth, une force de caractère essentielle, un sens artistique soutenu par une véritable passion. Cette qualité était suffisante, selon l’avis de Humbert, pour sélectionner Gabrielle parmi une douzaine d’autres candidates, techniquement plus performantes. Son travail était tout simplement plus audacieux, plus franc et plus intéressant.

  V

  Peut-être parce que ses parents n’avaient pas eu de fils et que Gabrielle n’avait jamais eu de frères pour lui faire croire autre chose, elle avait grandi dans la certitude qu’elle était l’égale des garçons, bien que ce ne soit clairement pas l’attitude dominante dans la culture de l’époque, ni au niveau de l’État, ni dans l’École des beaux-arts. De fait, ce ne fut qu’en 1896 que les femmes eurent l’autorisation de fréquenter la bibliothèque de l’école et d’assister à des cours dans les salles de conférences. Et il fallut attendre l’année suivante pour qu’elles soient acceptées comme étudiantes à part entière. En 1900, les femmes aspirants peintres eurent finalement droit à un atelier qui leur était réservé. Pourtant, un quart de siècle après, lorsque Gabrielle commença à étudier sous la houlette du professeur Humbert, les femmes n’avaient toujours pas le droit de participer aux nombreux ateliers ouverts aux hommes, pour des raisons d’« inconvenance ».

  En tant qu’élève libre, Gabrielle avait accès à la bibliothèque de l’école et, fréquemment, après ses cours à l’atelier, elle se consacrait à des lectures sur des sujets d’histoire de l’art et sur la peinture en général, imposées par le professeur Humbert, qui demandait aussi régulièrement à ses élèves de composer des essais sur différents thèmes.

  Un après-midi, alors que Gabrielle se trouvait à la bibliothèque pour effectuer des recherches avant d’écrire un devoir qu’elle avait l’intention de soumettre au professeur, sur une question qu’elle avait elle-même choisie, un garçon s’approcha de sa table et s’assit à côté d’elle.

  « Sur quoi travaillez-vous, mademoiselle ? chuchota-t-il.

  – Cela ne vous regarde pas, répondit Gabrielle.

  – Je m’appelle Adrian Fleury, dit le garçon avec un peu d’affectation, comme si son nom était déjà connu dans le milieu de l’art. Je suis étudiant ici. Je vais devenir un grand sculpteur.

  – Je suis contente pour vous, dit-elle. Mais je suis occupée. Laisse
z-moi tranquille, s’il vous plaît.

  – Et vous ?

  – Et moi, quoi ?

  – Qui êtes-vous ?

  – Une élève de l’atelier Humbert.

  – Ah, oui, bien sûr, la classe des filles », dit-il avec dédain.

  Il se pencha d’une manière autoritaire sur le cahier de Gabrielle.

  – « “L’histoire des femmes peintres dans le monde de l’art”, lut-il. Eh bien, cet essai sera certainement très court.

  – Pourquoi dites-vous une chose pareille ? demanda-t-elle.

  – Parce que tout le monde sait que le nombre de femmes artistes accomplies dans l’histoire a été très faible. Clairement, le sexe féminin en général n’a jamais eu de grandes dispositions pour la peinture ni la sculpture, ni, d’ailleurs, pour la littérature. Vous n’êtes tout simplement pas douées pour ces choses-là.

  – Et pour quelles choses sommes-nous douées, d’après vous ? demanda Gabrielle.

  – Historiquement, dit le garçon, la fonction la plus importante que les femmes ont toujours occupée, c’est celle de muses pour les artistes hommes.

  – Ah, oui, poser comme modèles, nettoyer vos studios, laver vos pinceaux et effectuer un certain nombre d’autres tâches, est-ce bien cela ?

  – Exactement.

  – Ce qui est précisément la thèse de mon essai, dit Gabrielle. L’idée que, tout au long de l’histoire, les femmes se sont vu refuser l’accès à l’instruction dans les domaines artistiques. Si de telles voies nous sont généralement fermées, comment pouvons-nous développer les facilités dont vous parlez ?

  – Je voudrais que vous veniez à mon atelier et que vous posiez pour moi, dit le jeune homme comme s’il n’avait pas entendu un mot de ce qu’elle avait dit. Je vous immortaliserai dans l’argile.

  – Et souhaitez-vous que je pose nue pour vous ?

  – Eh bien, oui, c’est bien à cela que je pensais. »