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Chrysis Page 4


  Au bout de la rue Denfert-Rochereau, Gabrielle traversa le boulevard Montparnasse, prit la rue d’Assas, jusqu’à la rue Guynemer, contournant par l’ouest le jardin du Luxembourg, en dormance, dans la grisaille de l’hiver, avec ses arbres décharnés et ses distinguées statues saupoudrées de blanc après la chute de neige de la nuit. Elle coupa la rue de Vaugirard, remonta la rue Bonaparte, traversa le boulevard Saint-Germain près de l’église Saint-Sulpice, et arriva enfin à l’École des beaux-arts. Normalement, le trajet se faisait, sans se presser, en vingt-cinq minutes, mais grâce à ses longues jambes, son pas décidé et sous l’effet de l’excitation, Gabrielle était parvenue à destination, ce premier jour, en deux fois moins de temps.

  Les ateliers donnaient sur la cour du mûrier, ainsi appelée à cause de l’arbre magnifique, élancé et bien droit, qui trônait en son centre ; il était, lui aussi, dépourvu de feuilles à cette époque de l’année. Au moment où Gabrielle entra dans la cour, elle eut l’impression de retourner dans le temps jusqu’à l’Antiquité, de faire irruption dans un silencieux sanctuaire des arts où les bruits de la ville moderne étaient étouffés par les arcades de pierre, les statues de marbre et les majoliques. Elle aurait aussi bien pu se trouver dans l’Italie antique, sur le Camposanto de Pise, ou le Chiostro Verde de Florence. Elle ressentit également, malgré l’élégance de tous ces ornements, l’austérité de la prestigieuse institution, la rigueur d’une discipline qui excluait la gaieté.

  Gabrielle était déjà venue lorsqu’elle avait passé les examens d’entrée, à l’automne précédent, et elle n’eut aucun mal à trouver l’atelier Humbert. Bien qu’elle crût être arrivée en avance, elle découvrit qu’un certain nombre d’autres élèves étaient déjà là, qui se pressaient à la porte, pour lire une note affichée sur le mur.

  « Que regardez-vous ainsi ? demanda Gabrielle en se frayant un chemin entre les filles. Laissez-moi voir.

  – C’est le règlement de l’atelier, répondit l’une d’elles. Et tu n’as pas besoin d’être aussi grossière et de nous bousculer comme cela. Tout le monde aura une chance de le lire. »

  Gabrielle rit. « Oui, mais je veux le lire maintenant. » Il était vrai qu’elle voulait toujours être la première et, à l’avenir, elle arriverait encore plus tôt, décida-t-elle.

  « Règlement de l’atelier Humbert, lut-elle en haut de la feuille. Mon Dieu, que de règles !

  – Quarante-deux, pour être exacte, dit l’une des autres nouvelles venues dans l’atelier ce semestre. Comment allons-nous pouvoir les mémoriser toutes ?

  – C’est précisément la raison pour laquelle elles sont affichées ici, dit une élève plus âgée. Pour qu’on puisse s’y référer tous les jours, jusqu’à ce qu’on les ait bien en tête. Et je vous suggère, les nouvelles, de les recopier dans votre cahier. Le professeur est très strict sur son règlement.

  – Je croyais qu’on venait ici pour apprendre à peindre, dit Gabrielle, pas pour devenir sténographe. Je n’ai aucune intention d’écrire ces règles dans mon cahier et je ne vais certainement pas les apprendre par cœur. Vous savez ce que Picasso dit des règles, n’est-ce pas ? Il dit que, pour le véritable artiste, les règles sont faites pour être enfreintes. »

  Derrière elles résonna la voix profonde et autoritaire du professeur Humbert en personne : « Oui, il a le droit de le dire parce qu’il est Picasso. Mais ce n’est pas votre cas, jeune fille. »

  Gabrielle se retourna, rougissant de se trouver ainsi face au professeur.

  « Je vous prie de m’excuser, monsieur, dit-elle. Je suis désolée. Pardonnez-moi, je vous en prie.

  – Vous voyez, jeune femme, on n’est autorisé à transgresser les règles qu’après les avoir apprises, dit le professeur Humbert. Et c’est la raison de votre présence ici. M. Picasso a appris les règles de son art et, depuis le début de sa carrière, il maîtrise les techniques des maîtres. Aujourd’hui, pour le meilleur ou pour le pire, il a choisi d’en abandonner beaucoup, comme son ami, mon ancien élève M. Braque. Ils peignent tous deux des choses souvent aberrantes, que l’on oubliera dès qu’émergera un nouveau courant en vogue. Néanmoins, ils ont gagné le droit de poursuivre les chimères dont ils rêvent. Vous, jeune fille, n’avez pas encore acquis ce privilège et, de fait, il se peut que vous n’y parveniez jamais. Étudiez le règlement de l’atelier, recopiez-le si nécessaire et respectez-le. Il constitue une base importante qui conditionnera votre réussite ici. Toute personne qui choisira de l’ignorer ne demeurera pas longtemps sous ma tutelle. Me fais-je bien comprendre ?

  – Tout à fait, monsieur », répondit Gabrielle.

  Le professeur sortit un trousseau de sa poche, chercha un moment avant de trouver la bonne clé, puis la glissa dans la serrure et ouvrit la porte en grand. « Entrez, mesdemoiselles, dit-il. Les nouvelles élèves, vous pouvez choisir le chevalet qui vous plaît. Comme le stipule l’un des articles du règlement affiché à la porte, lorsque nous peindrons avec un modèle vivant, nous changerons régulièrement de position afin que toutes puissent bénéficier de vues et d’angles différents sur le sujet. Par conséquent, votre emplacement n’a rien de définitif. »

  Tandis que Gabrielle s’installait, la fille plus âgée qui lui avait recommandé d’apprendre le règlement par cœur vint se placer à côté d’elle.

  « Félicitations, jeune fille, chuchota-t-elle d’un air suffisant. Te voilà bien partie. Ce n’est certainement pas toi qui deviendras la chouchou du professeur. »

  Mais Gabrielle s’était déjà remise de la réprimande qui lui avait été infligée. Elle était devant un chevalet, dans un véritable atelier, sur le point de commencer sa formation avec un professeur d’art renommé. Rien ne pouvait l’arrêter, désormais.

  « Ah… eh bien, nous verrons bien… » dit-elle.

  II

  Le père de Gabrielle, le colonel Charles Ismaël Jungbluth, était un vétéran de la Grande Guerre, commandeur de la Légion d’honneur, décoré de la croix de guerre pour sa bravoure sur le champ de bataille en tant que commandant du 217e régiment d’infanterie. C’était un homme petit, d’allure distinguée, au corps nerveux, aux traits forts ; sa grande moustache noire et fournie était tournée vers le haut aux extrémités, comme pour dessiner un sourire saugrenu qui, malgré tout, ne faisait pas oublier la raideur plutôt intimidante du personnage.

  Mais le colonel Jungbluth avait aussi un côté plus sensible et c’est de lui que Gabrielle tenait tant son talent que son intérêt pour la peinture ; il était un peintre amateur doué. Depuis qu’elle était toute petite, il emmenait sa fille unique dans les champs, les forêts et les montagnes pour peindre en plein air1, le style qu’il préférait.

  Malgré l’autorité presque militaire que le colonel faisait régner sur le foyer, Gabrielle adorait son père et il le lui rendait bien. Tous deux avaient appris à accepter le fait qu’ils étaient dotés de tempéraments très différents mais étrangement complémentaires. Gabrielle était une fillette espiègle, malicieuse, qui avait hérité la beauté physique de ses deux parents, mais toute sa joie de vivre lui venait de sa mère. De 13 ans plus jeune que son mari, Marie-Reine Jungbluth était une femme enjouée et élégante, qui parfois s’irritait de la rigidité du colonel, mais qui l’acceptait le plus souvent comme l’imposait le compromis inhérent à la vie d’épouse à cette époque. Pour ce qui était de sa fille, la question était bien différente. Gabrielle était tellement débordante de vie et d’énergie, elle manifestait de telles dispositions à la rébellion et à l’entêtement que, même à un très jeune âge, elle ne craignait pas de s’opposer à son père et elle parvenait presque toujours à lui tirer un éclat de rire. Ils partageaient de très bons moments lors de leurs excursions pour aller peindre.

  À cette époque, ils vivaient à la sortie de la ville d’Épinal, dans les Vosges, et ce fut là, en compagnie de son père, toujours coiffé d’un béret tiré sur le côté qui lui donnait un air jovial lorsqu’il partait avec son chevalet, que Gabrielle apprit le plaisir de la création. Cependant, ses int
érêts artistiques se portaient plus sur la représentation des gens que sur les paysages, qui avaient la préférence de son père ; c’était une caractéristique qu’elle partageait avec sa mère, beaucoup plus sociable.

  Au moment de la déclaration de guerre, le colonel avait installé sa femme et sa fille dans un appartement à Paris, parce que les Vosges se trouvaient exactement sur la route de l’armée allemande. Et, à la fin de la guerre, la famille alla s’installer à la campagne, dans une maison à côté de Rouen.

  Comme tous ceux qui étaient allés au front, le colonel Jungbluth avait été témoin d’innombrables morts et scènes de dévastation ; il avait vu de vastes étendues de campagne verdoyante dans le nord de la France détruites simplement par le tonnage de bombes qu’on y avait larguées, la terre empoisonnée, transformée en un désert carbonisé inhospitalier pour les hommes, la faune et la flore. Lorsque les combats touchèrent à leur fin et qu’il retrouva son épouse et sa fille, tout ce que désirait le colonel, c’était s’échapper dans la campagne encore préservée et se remettre à peindre, comme si, en créant ses petits paysages de nature pastorale, il pouvait, d’une certaine façon, contribuer à la guérison de la terre meurtrie.

  Gabrielle n’avait que 11 ans lorsque son père revint du front, mais elle avait continué à peindre et à dessiner seule pendant son absence, dans l’espoir naïf de le protéger. Dans son esprit d’enfant, tant qu’elle travaillait dans l’univers intime de l’art qu’ils partageaient et qu’elle créait des choses nouvelles qu’elle lui montrerait à son retour, son papa chéri ne pourrait être blessé. Maintenant, lorsqu’ils partaient ensemble, Gabrielle emportait son propre bloc à dessins et, lorsque le colonel regardait ses travaux, si juvéniles fussent-ils encore, il reconnaissait que sa fille possédait déjà un talent naturel bien supérieur au sien.

  Comme tant de vétérans qui avaient survécu à la guerre, le colonel Jungbluth ne parlait pas de ces moments terribles. Mais Gabrielle était une enfant curieuse, toujours en quête de la vérité, une fillette qui voulait tout savoir sur tout et qui ne cessait jamais de poser des questions. Lorsqu’ils reprirent leurs excursions artistiques, elle harcela son père pour qu’il lui parle de la guerre, lui décrive les endroits qu’il avait vus, les gens qu’il avait rencontrés.

  « Est-ce que vous avez tué beaucoup, beaucoup de Boches, papa ? demanda-t-elle.

  – Tu es trop jeune pour entendre des histoires de tueries, mon enfant, dit le colonel. Je suis trop vieux et j’en ai trop vu pour raconter de telles histoires. Bien qu’ils aient été nos ennemis, tu dois aussi te souvenir que nous avons des origines lointaines et ancestrales en Allemagne, notre département a fait partie, à différentes époques, de ce pays. Et tu dois aussi te rappeler que les garçons envoyés au front par les Allemands étaient des jeunes gens comme les nôtres, qui avaient une famille, des frères et sœurs, une mère et un père, des grands-parents, qui attendaient leur retour à la maison, et qui avaient les mêmes espoirs, les mêmes rêves d’avenir. Souvent, ces soi-disant “soldats” étaient tout juste sortis de l’enfance. En dehors du fait qu’on accomplit son devoir patriotique, il n’y a pas le moindre honneur, et certainement pas de plaisir, à tuer des enfants.

  – Pourquoi la guerre existe-t-elle, alors ? demanda Gabrielle. Est-ce qu’il n’en ressort rien de bien, jamais ? »

  Le colonel réfléchit un moment.

  « La guerre est fondamentalement l’entreprise humaine la plus barbare, reprit-il enfin, même si elle peut parfois mettre fin à une tyrannie et permettre d’acquérir la liberté. Et elle peut faire ressortir aussi bien le meilleur que le pire chez les hommes. Parfois, on assiste à des actes extraordinaires de bonté, de dévouement, de sacrifice et de courage. Et parfois, dans de telles circonstances, on a l’occasion de rencontrer des gens remarquables. Peut-être est-ce cela, le bien qui ressort de la guerre.

  – Alors, racontez-moi l’histoire d’un acte de ce genre, ou d’une personne remarquable, dit Gabrielle.

  – Tu es d’une curiosité incorrigible, ma fille, dit le colonel. Pourquoi veux-tu que ton père revive un temps qu’il ne souhaite qu’oublier ?

  – Mais parce que vous ne voulez pas oublier le bien comme le mal, n’est-ce pas, père ? Je veux entendre une belle histoire d’un acte de bonté, de dévouement, de sacrifice et de courage. Ou l’histoire d’une de ces personnes extraordinaires que vous avez rencontrées. »

  Le colonel rit et hocha la tête.

  « D’accord, mon enfant, je vais céder, parce qu’il est vrai qu’on ne peut être un bon artiste à moins d’être curieux de la vie et des gens. Mais laisse-moi réfléchir un peu pendant que nous peignons, que je trouve une histoire de guerre qui soit convenable pour les oreilles d’une jeune fille. Et toi, cesse de me poser des questions et concentre-toi sur ton propre dessin. »

  Le père et la fille travaillèrent en silence pendant un moment, assis côte à côte sur les berges de la Seine ; elle dessinait, son père peignait. Un certain temps s’écoula ainsi, avec seulement le chant des oiseaux d’été, le murmure de la rivière, les grattements des crayons de couleur de Gabrielle sur le papier et les bruissements plus légers des coups de pinceau de son père sur la toile.

  III

  « Je n’oublierai jamais ce jour terrible, commença enfin le colonel. Le 17 avril 1917, le second jour de la désastreuse offensive du général Nivelle sur le chemin des Dames. Les Allemands étaient prêts à nous affronter et mon régiment se retrouvait immobilisé au fond de tranchées creusées à la va-vite dans les collines limitrophes de la Champagne, sous le feu d’un pilonnage frénétique de tirs de mitrailleuses et de mortiers. Le chaos induit par une attaque d’artillerie de grande ampleur est impossible à imaginer, impossible à décrire… Les déflagrations assourdissantes, l’air saturé de fumée et de terre, les hurlements des blessés et des agonisants. Certaines de nos troupes se mutinaient déjà, lâchaient leurs armes et s’enfuyaient dans les collines pour sauver leur peau. Avant que cette campagne mal avisée soit enfin arrêtée, trois jours plus tard, de nombreux autres soldats déserteraient. Les tribunaux militaires n’hésitèrent pas à prononcer plus de quatre cents condamnations à mort pour désertion, même si, ensuite, le général Pétain a fait en sorte que les exécutions soient bien moins nombreuses. Les Allemands ont tué nos soldats, mais nous en avons tué aussi. Telle est la folie, le caractère barbare de la guerre, ma chère fille. Nous avons tué nos propres enfants, simplement parce qu’ils avaient peur de mourir.

  « Cet épisode finirait par être connu sous le nom de la bataille des monts de Champagne. Je t’épargnerai les détails de la boucherie qui eut lieu ce jour-là et je vais te raconter la belle histoire de guerre que tu me demandes. Tu seras peut-être capable de voir à quel point il est difficile de séparer le bien du mal dans une histoire de guerre, quelle qu’elle soit, et pourquoi j’ai tant de mal à parler de ce temps-là. » Le colonel marqua une pause comme s’il était encore en train de bâtir une version adéquate de son histoire.

  « Ce jour-là, les tirs de mitrailleuses étaient tellement nourris par moments que nous n’osions pas sortir la tête de la tranchée. Tout à coup, pendant une accalmie, un de mes hommes s’écrie : “Regardez, là, sur la crête, à l’est !” C’est alors que nous vîmes un homme à cheval qui galopait dans les collines, se dirigeant vers nous. Les obus éclataient tout autour de lui et les balles faisaient jaillir la terre, et pourtant, il poursuivait son chemin sans dommage. Ce n’était pas un cavalier ordinaire, tout au moins, il ne ressemblait à aucun autre que nous ayons vu. Il montait un cheval gris clair, mais il ne semblait pas être un soldat allié puisqu’il ne portait pas l’uniforme de rigueur et sa selle n’était pas un modèle militaire classique. Nous le regardâmes en silence et de plus en plus émerveillés tandis qu’il approchait, car il évitait, on ne savait comment, les balles et les obus. Par la suite, lorsque nous eûmes l’occasion de confronter nos impressions, nous découvrîmes que nous avions tous eu la même sensation étrange… comme si nous étions déjà morts au comba
t et que nous nous trouvions transportés sur un autre front dans une contrée lointaine, à une époque différente. Le cavalier s’approcha encore et il apparut clairement qu’il n’était pas un soldat, tout au moins, pas un soldat ordinaire. »

  Le colonel marqua une pause et posa son pinceau sur son chevalet. Il sourit, tout à ses souvenirs.

  « Et il n’était certainement pas français…

  – Ah bon, d’où venait-il alors, papa ? demanda Gabrielle d’un ton impatient. Qui était-il ?

  – C’était un cow-boy. Un cow-boy américain qui débarquait de son Grand Ouest à cheval, comme un personnage de cinéma.

  – Un cow-boy ! s’exclama Gabrielle, enthousiaste.

  – Nos hommes se mirent à l’acclamer tandis qu’il traversait le no man’s land, poursuivit son père. De temps en temps, ils disparaissaient, son cheval et lui, dans les nuages de fumée et de terre soulevés par les explosions des tirs d’artillerie tout autour d’eux, mais ils réapparaissaient tout de suite après, comme par miracle, sortant inexorablement au galop des brouillards noirs, on aurait dit des créatures surnaturelles. Les Allemands avaient construit un barrage avec du fil de fer barbelé et des troncs d’arbre pour défendre leur position et, tout à coup, fait incroyable, le cheval du cow-boy bondit, comme s’il pouvait voler, et franchit l’obstacle. Tu le sais, ma chérie, j’ai une bonne expérience de cavalier, mais jamais auparavant, et jamais depuis lors, je n’ai assisté à un exploit aussi remarquable. En arrivant à côté de nous, le cow-boy se laissa glisser lestement jusqu’au sol et fit descendre sa monture dans notre tranchée.