Free Novel Read

Chrysis Page 14


  – Terriblement exagérées, colonel, je peux vous l’assurer, dit Bogey. Oui, si tel est votre souhait, je vous dirai ce que je sais, ce dont je me souviens et où j’ai été. »

  Bogey resta dîner avec la famille Jungbluth et il leur raconta tout, il leur parla de l’explosion sur la route de Mons, de sa sortie du coma à Édimbourg, des mois de chirurgie et des années de rééducation, de sa carrière de boxeur en Écosse et, finalement, de son retour en France. Et il lui apparut, pendant son récit, que c’était la première fois qu’il racontait cette période avec tant de détails. Même pendant les trois années qu’il avait passées à travailler avec Archie, il ne lui avait jamais rien confié d’autre que des faits très généraux et Archie avait respecté son désir de discrétion.

  « Mais ne souhaitez-vous pas rentrer chez vous ? demanda le colonel. Voir votre mère et votre père ?

  – J’écris à mes parents toutes les semaines, colonel. Mon père vieillit et, bientôt, ma présence sera nécessaire au ranch, et je finirai par reprendre l’exploitation. Et lorsque je rentrerai là-bas, j’imagine que je n’en repartirai jamais plus. Je ne suis pas encore prêt et je crois qu’ils le comprennent. »

  Chrysis et Bogey échangèrent un regard et ils aperçurent, à cet instant-là, les chemins distincts de leurs vies respectives, comme si tout le déroulement de leur relation naissante s’étalait, lisible, devant eux, et pourtant déjà derrière eux.

  V

  Chrysis était en train de terminer sa seconde année sous la férule du professeur Humbert et ses travaux révélaient une nouvelle maturité et une assurance inédite. Malgré l’aspect parfois fastidieux des exercices imposés en classe, qui nécessitaient une certaine rigueur académique, elle continua à développer son style personnel. Il était considérablement influencé et enrichi par son travail à l’extérieur de l’atelier, tant au bordel que dans les lieux de vie du quartier. Ses croquis et ses études, et les tableaux qu’elle finirait par en tirer, révélaient sa joie de vivre nourrie de la fougue de la jeunesse et sa sensualité. Ses toiles étaient vivantes, pleines de couleurs, de mouvements et de gaieté, et même celles qui avaient une tonalité plus sombre, qui paraissaient approcher de l’à-pic où les plaisirs de l’érotisme risquent de tomber dans l’abysse du désespoir, même celles-là gardaient une ultime aura d’espoir, de salut.

  Elle avait commencé, petit à petit, à montrer au professeur Humbert certaines des œuvres qu’elle avait exécutées à l’extérieur de l’atelier, celles qui décrivaient des scènes de la vie réelle, des vraies personnes. Le professeur n’avait pas besoin de demander où ces dessins et ces tableaux avaient été exécutés, et ce n’était pas son rôle de le faire. Dans le passé, il avait formé un certain nombre d’artistes hommes qui avaient été brièvement séduits par le monde thématique de Toulouse-Lautrec, mais c’était généralement une affectation de leur part, une sorte de pratique plagiaire, plutôt qu’une authentique passion. Dans le travail de cette femme parfois pénible, il reconnaissait l’authenticité fidèle au réel.

  Au cours de sa longue carrière d’enseignant, Humbert en était venu à voir ses élèves d’abord comme des œufs et lui, comme la poule qui les couvait dans son nid. Rapidement, ils devenaient d’insatiables jeunes poussins qui, le bec grand ouvert, demandaient, à grand renfort de pépiements, à être nourris. Puis les oisillons tentaient, l’un après l’autre, de prendre leur envol. Et enfin, ceux qui avaient survécu à toutes ces épreuves, qui n’étaient pas morts dans le nid, qui n’étaient pas tombés pour finir dévorés par un chat, devenaient des adultes à part entière qui n’avaient plus besoin que leur maman les protège et les nourrisse, et qui s’envolaient une fois pour toutes, pour ne jamais revenir voir le professeur, dans la plupart des cas. Malgré sa jeunesse, la jeune Jungbluth avait été le premier œuf éclos, la bouche la plus exigeante et la première à savoir voler.

  Bogey, quant à lui, continua à travailler à La Belle Poule. Cet emploi n’avait rien de pénible et il lui rappelait le temps passé chez Mona, à New York, un temps qu’il aurait cru appartenir à une autre vie. Il en avait appris beaucoup sur le travail de barman grâce à Jimmie pendant la période où ils avaient été employés au Dingo et, maintenant, à la maison close, il partageait cette fonction avec le mari de Mme Mireille, que tout le monde appelait père Jean, un vieux bonhomme enjoué avec des airs de lutin. Bogey et lui formaient un tandem efficace derrière le bar ; le père Jean n’avait absolument rien de menaçant lorsqu’il s’adressait aux clients indisciplinés et il réussissait souvent à obtenir qu’ils renoncent à leurs mauvais comportements rien qu’avec sa gaieté naturelle. Et lorsqu’il échouait, Bogey intervenait en tant que responsable du maintien de l’ordre.

  Pour la plupart, les marins américains, même s’ils étaient souvent chahuteurs et bruyants, ne posaient pas vraiment de problèmes. Bogey était frappé par la jeunesse extrême de beaucoup d’entre eux. Bien entendu, ils buvaient à l’excès, mais Bogey avait une expérience considérable dans l’interaction avec les ivrognes. Par contre, il ne touchait pas aux filles de La Belle Poule, comme c’était le cas chez Mona, parce que Mme Mireille n’avait pas proposé que cela fasse partie de sa rémunération et, de toute façon, il était amoureux.

  Chrysis venait souvent à la maison close, l’après-midi, lorsqu’elle avait fini ses cours à l’atelier, soi-disant pour faire des croquis, mais aussi pour voir Bogey. Pendant les heures de travail, Mme Mireille ne leur permettait pas, cependant, de bavarder au-delà des échanges habituels entre un barman et une cliente. Chrysis avait réussi à devenir assez amie avec la vieille dame, qui se rendait bien compte que les deux jeunes gens étaient amoureux et qui, sous ses dehors acariâtres, était d’un tempérament étonnamment sentimental. Sa profession consistait à vendre l’illusion de l’amour et elle avait une sensibilité particulière pour l’amour, le vrai.

  Les jours où Bogey était en congé, Chrysis et lui sortaient parfois dans les cafés ou les restaurants, ou ils se promenaient dans les rues de Paris ensemble, bras dessus, bras dessous, tous les deux minces et élancés, marchant à grands pas parfaitement synchronisés, à l’exception d’une très légère claudication chez Bogey. Ils formaient un beau couple et tous ceux qui croisaient les deux amoureux souriaient en les voyant si heureux ensemble, si épris.

  Un jour, au début du mois d’octobre, alors que les feuilles sur les arbres resplendissaient de toutes les couleurs de l’automne, ils traversaient le petit pont pour rejoindre l’île de la Cité, lorsque Chrysis s’arrêta et se tourna vers Bogey. Elle le prit par les épaules, l’attira tout près d’elle et le regarda droit dans les yeux. « Bon, maintenant, il faut que tu m’expliques, que se passe-t-il ? Est-ce que tu serais encore puceau ? »

  Bogey rit.

  « Je serais un peu vieux pour ça, non ?

  – Alors, comment se fait-il que tu n’aies pas encore essayé de me séduire ? Ne me trouves-tu pas désirable ?

  – Tu es la femme la plus désirable que j’aie jamais rencontrée.

  – Alors, pourquoi ? »

  Bogey baissa les yeux et contempla une péniche qui passait sur la Seine, en contrebas.

  « Cela fait un moment que je veux te parler de quelque chose sans jamais oser le faire. J’ai mentionné à ta famille l’explosion et les opérations que j’ai subies. Mes jambes sont très abîmées et il reste des éclats de shrapnel que je garderai à vie. Je ne veux pas que tu les voies. J’ai peur que ça te dégoûte.

  – C’est la seule raison ? demanda-t-elle. Tout le reste fonctionne normalement ?

  – Pour ce que j’en sais, tout le reste est en parfait état de marche.

  – Mais tu es fou ! J’ai cru que tu ne me désirais pas, ou que tu avais d’autres blessures. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit, tout simplement ? Ne comprends-tu pas que je me fiche de l’apparence de tes jambes ? Est-ce que tu croyais vraiment que nous allions nous aimer sans que tu enlèves jamais ton pantalon devant moi ? »

  Bogey rit, à la fois amusé par les paroles de Chry
sis et gêné par ses propres réticences.

  « Il est vrai que j’ai beaucoup réfléchi pour trouver une façon de l’éviter, admit-il.

  – Mais c’est impossible », dit-elle.

  Cet après-midi-là, Bogey la ramena à son appartement, qu’il avait meublé comme un ouvrier du ranch aurait aménagé sa cabane, chez lui, avec des meubles simples en bois, un cadre de lit en fer et une petite cuisinière à bois.

  « Tu es très ordonné, pour un homme, fit remarquer Chrysis. Je serais gênée que tu voies mon atelier. Je suis loin d’être aussi disciplinée. »

  Bogey prit sa main et la porta à ses lèvres. « Je le savais déjà, ma chérie, dit-il. Mais j’aime te voir toujours avec de la peinture sur les mains et sous les ongles. » Il prit l’index de Chrysis et le passa sur sa bouche. Il entrouvrit son chemisier et l’embrassa dans le cou. Sa poitrine, qui s’était empourprée, était constellée de petites taches colorées. Il souleva son chemisier, elle leva les bras et il le lui enleva. Il y avait de la peinture sur ses seins aussi.

  « Tu utilises les couleurs primaires, chuchota-t-il en l’embrassant, et tu peins nue.

  – Une liberté qui ne nous est pas accordée à l’atelier Humbert. Mais je pense que, si les modèles se dénudent, le peintre devrait y être prêt, lui aussi. Cela crée une forme d’intimité. »

  Bogey s’accroupit et lui enleva ses babouches, lui caressa les chevilles. Il paraissait si fort, si calme et assuré, qu’elle était heureuse de se laisser aller entre ses mains, et ce faisant, sa propre passivité fit grandir son excitation. Il défit le cordon et descendit son pantalon bouffant sur ses hanches, le long de ses jambes. Puis il se redressa, déboutonna sa chemise et l’enleva, révélant les muscles noueux de son torse et de ses bras, typiques d’un physique de boxeur, et les cicatrices laissées par les combats et la guerre. Il défit sa ceinture et ôta son jean. Maintenant, ils étaient tous les deux nus, les yeux dans les yeux, tout à leur désir, à leur amour. Bogey la prit dans ses bras et elle sentit son torse puissant contre ses seins, son sexe dressé contre son ventre, et il sentit ses seins fermes contre sa poitrine, son ventre chaud contre son sexe ; leur harmonie était parfaite, comme si les sensations de l’un appartenaient à l’autre.

  Dans le lit, ils prirent le temps de se découvrir, de se toucher, s’embrasser, s’enlacer, échanger leur chaleur, peau contre peau. Elle passa doucement sa main sur sa jambe, sur les boursouflures des cicatrices, les creux où manquaient la chair et le muscle. Il tressaillit tout d’abord lorsqu’elle le toucha, non pas sous l’effet de la douleur, qui était devenue insignifiante, mais à cause du souvenir de la douleur et de l’appréhension. Il n’avait pas été avec une femme depuis qu’il avait quitté la maison de Mona dix ans auparavant et, à l’exception des infirmières à l’hôpital, personne n’avait vu ni touché ses jambes. Chrysis sentit le corps de Bogey se raidir légèrement et elle chuchota : « Tout va bien, tu es si beau, je t’aime », et elle caressa ses jambes meurtries jusqu’à ce qu’il commence à la croire et à se détendre à nouveau. Et ensuite, ils abolirent toute limite dans ce qu’ils partagèrent, ce qu’ils échangèrent, ils ne se refusèrent pas le moindre plaisir, explorèrent la moindre parcelle de leurs corps ; chacun possédait le corps de l’autre dans une intimité qu’aucun d’eux n’avait connue auparavant et même leur orgasme, lorsqu’il arriva, et qu’ils vécurent les yeux dans les yeux, parut être partagé, les fusionner, les unir pour qu’ils ne fassent plus qu’un, dans la perfection et la complétude.

  Plus tard, enveloppés par la douceur de l’automne, ils marchèrent enlacés dans les rues étroites du « village », dans les premières lueurs des lampadaires, au milieu des bars, des cafés et des restaurants, dont les terrasses commençaient à se remplir des gens qui venaient prendre leur apéritif quotidien. Ceux qui voyaient passer le jeune couple reconnaissaient sur leurs visages le rayonnement de la passion consommée et tous souriaient d’un air entendu, heureux d’être ainsi témoins des traces laissées par leur acte d’amour.

  CHRYSIS & BOGEY

  1927

  I

  Chrysis partageait son temps entre ses études à l’atelier Humbert, son histoire d’amour naissante avec le cow-boy américain, son rôle de fille dévouée auprès de ses parents et ses incursions encore secrètes dans les profondeurs de la vie nocturne parisienne aux charmes irrésistibles, au titre d’artiste et de participante. Elle évoluait entre ces mondes avec une belle assurance, avec la grâce de la jeunesse, éprise de toutes les facettes, variées et apparemment contradictoires, de sa vie. Elle aimait son travail avec le professeur Humbert, qui devenait de plus en plus irritable avec l’âge ; mais elle avait fait la paix avec le vieux monsieur et éprouvait pour lui une immense tendresse. Elle aimait sa mère, Marie-Reine, une femme au tempérament enthousiaste et gai, dont la véritable nature avait été étouffée par une vie tout entière passée sous l’autorité de son mari, le colonel. Elle aimait son père – elle l’aimait, l’admirait et le craignait même parfois. Elle avait conscience que, malgré sa sévérité, il avait renoncé à certaines de ses aspirations pour lui donner les moyens de réaliser ses rêves. Et, bien sûr, elle aimait son cow-boy silencieux et tourmenté, Bogey Lambert, la seule personne qu’elle ait jamais connue qui ne paraissait pas le moins du monde intimidée par le colonel. Chrysis en était fort intriguée et d’autant plus séduite par Bogey, un homme rare dont la simple force de caractère était aussi remarquable que celle de son père. Et pourtant, elle lui reconnaissait aussi une certaine fragilité, une nature douce et aimante qui donnait encore plus d’intensité et de richesse à leur attachement.

  Au-delà de ses relations personnelles et professionnelles, Chrysis aimait le monde pétillant des artistes de Montparnasse, ce mélange de peintres, musiciens, danseurs, d’écrivains et d’artistes en tout genre venus du monde entier, pour vivre dans un même esprit de liberté et de transgression. Elle aimait la vie des cafés, des bars, des cabarets, des bals et des bordels, la vitalité débordante de ces lieux, leur mouvement perpétuel, leur mystère et l’excitation qu’ils offraient aux sens. Chrysis aimait tout, elle avait l’impression d’être la jeune femme la plus chanceuse de la Terre, de pouvoir vivre toute cette richesse, toute cette effervescence. Les semaines et les mois défilaient, la jeunesse passait à toute allure, avec une telle intensité et une telle frénésie qu’on se rend compte seulement une fois qu’il est trop tard qu’elle ne dure pas toujours.

  Comme elle avait généralement cours avec le professeur le matin et qu’elle passait ses soirées sous l’œil attentif de ses parents, Chrysis ne pouvait pas aller souvent dessiner à La Belle Poule tard le soir ou aux premières heures du jour. Il lui fallait attendre que ses parents partent à la campagne pour pouvoir s’échapper et elle trouvait que l’atmosphère de la maison close était particulièrement authentique pendant ces heures fatidiques, juste après minuit. C’était un moment plus doux, plus riche, plus posé, parfois de grande gaieté, d’autres fois chargé d’émotion, un moment où tout le monde se délivrait de ses inhibitions et révélait sa vraie nature. C’étaient exactement ces instants d’ouverture que Chrysis espérait saisir dans ses œuvres.

  Lors d’une de ces soirées, à la fin du printemps, alors qu’elle était en train de dessiner dans le grand salon, Jules Pascin, un client régulier de la maison close, arriva avec sa cour d’amis et de parasites, tous quelque peu éméchés. Il portait son inévitable chapeau melon, son écharpe blanche et son costume noir habituels ; la cigarette coincée au coin des lèvres, Pascin jeta un regard circulaire dans la pièce. Craignant qu’éclatent des jalousies entre artistes, Madame s’approcha de Chrysis et lui demanda de ranger son bloc à dessins.

  Tout en choisissant des filles avec qui il boirait du champagne et pourrait danser, le peintre remarqua la présence de Chrysis.

  « Il me semble vous reconnaître, jeune dame. Ne vous aurais-je pas croisée dans les cafés du “village” ? Je suis un peu ivre et je crains d’avoir oublié votre nom… ou de fait, peut-être ne l’ai-je ja
mais su. Que faites-vous donc dans ces lieux ?

  – Je travaille, monsieur Pascin, répondit Chrysis. Et je m’appelle Chrysis.

  – Splendide, Chrysis ! fit le peintre. Dans ce cas, considérez que vous êtes embauchée. Dansons ! »

  Chrysis éclata de rire.

  « Je ne fais pas ce genre de travail, monsieur. Je suis peintre et Mme Mireille me permet parfois de venir dessiner ici. Néanmoins, elle m’a demandé de ranger mon bloc à dessins lorsque vous êtes entré, parce qu’elle dit que vous, et vous seul, êtes l’artiste en résidence à La Belle Poule.

  – Vous m’en voyez flatté, dit Pascin. Madame aura un bon pourboire en fin de soirée ! »

  Il tendit sa carte à Chrysis.

  « Oui, maintenant, je me souviens de vous avoir vue en train de dessiner dans les cafés. Venez me voir dans mon atelier demain. Je vous embaucherai comme modèle. Vous êtes vraiment tout à fait charmante.

  – Je regrette, je ne fais pas non plus ce genre de travail, monsieur Pascin, dit-elle. S’il m’arrive de poser, c’est seulement pour mes propres œuvres.

  – Mais tout le monde dans le quartier vous dira que je paie mes modèles bien plus que les autres artistes.

  – Et j’ai entendu dire que vous leur en demandiez plus aussi.

  – Vous êtes une jeune fille bien impertinente !

  – Peut-être accepteriez-vous de poser pour moi, monsieur Pascin ? demanda Chrysis. Les artistes hommes peignent constamment des femmes nues, mais personne ne semble peindre des hommes nus, sauf pour des études dans les ateliers, ou pour le concours du Prix de Rome. »

  Pascin rit.