Free Novel Read

Chrysis Page 8


  CHRYSIS

  1925-1926

  I

  Même si Gabrielle avait grandi avec un père autoritaire, elle avait été gâtée par ses parents parce qu’elle était enfant unique, et il lui fallut un peu de temps pour s’adapter à ses nouvelles conditions de vie au foyer de jeunes filles. Bien qu’il soit indépendant du couvent, le foyer était dirigé par une religieuse, sœur Thérèse, une toute petite femme qui avait la corpulence d’un oiseau et qui exerçait cependant une autorité impitoyable pour faire respecter l’horaire immuable des repas, de la prière et du couvre-feu – l’heure à laquelle toutes les résidentes devaient être dans leur chambre, toutes lumières éteintes. Gabrielle savait que ses parents avaient choisi cet endroit pour qu’elle soit limitée dans ses envies d’indépendance et préservée des influences bohèmes de Montparnasse.

  C’était une époque où le quartier était très animé, grâce à un afflux considérable de poètes, romanciers, peintres, sculpteurs, musiciens, danseurs – venus non seulement d’autres régions de France, mais du monde entier –, et l’atmosphère exceptionnelle qui y régnait paraissait être, pour Gabrielle, l’antidote parfait à la vie au foyer et aux journées contraintes par le règlement strict du professeur Humbert. Par exemple, les modèles hommes à l’atelier n’étaient pas autorisés à poser pour les femmes, à moins que leurs organes génitaux soient cachés, alors que ce n’était pas exigé dans l’atelier des hommes, ni lorsqu’il s’agissait de modèles femmes.

  « Mais comment sommes-nous censées apprendre véritablement l’anatomie humaine, si on nous en interdit l’accès ? demanda un jour Gabrielle au professeur Humbert lorsque le modèle retira ses vêtements et prit la pose sans ôter son caleçon.

  – Allez au Louvre, suggéra le professeur Humbert, ou à la bibliothèque pour voir des photographies du David de Michel-Ange.

  – Mais ce sont des images unidimensionnelles, des représentations, protesta-t-elle, pas de véritables modèles anatomiques. Je n’ai jamais vu le pénis d’un homme en vrai. Comment puis-je peindre ce que je ne connais pas ? »

  Cette remarque provoqua des réactions de stupeur et des moqueries chez certaines des autres élèves.

  Le professeur s’éclaircit la voix.

  « Mademoiselle Jungbluth, vous n’avez pas besoin de le peindre. Pour la simple raison que, ce matin, nous ne peignons pas des organes génitaux, mais la silhouette d’un homme.

  – L’homme est donc un eunuque, professeur ? » demanda Gabrielle.

  Le visage du professeur Humbert s’empourpra et toutes les élèves se préparèrent à assister à une de ses célèbres explosions de colère, chacune d’entre elles heureuse de ne pas être la victime de son ire. Mais cette fois, le professeur réussit à se contrôler et, avec un sourire calme, dit : « Continuez à travailler, s’il vous plaît, jeune fille. »

  Dans un modeste geste de défi, Gabrielle peignit le modèle sans son caleçon, mais sans organes génitaux, comme ces poupées avec lesquelles elle jouait quand elle était petite et dont l’anatomie incomplète la dérangeait déjà en ce temps-là.

  Tandis que le professeur effectuait sa tournée des chevalets pour donner ses instructions et corriger ses élèves, il s’arrêta à celui de Gabrielle. « Hmmmm, fit-il avec un petit sourire, pas mal, mademoiselle, pas mal du tout. »

  Montparnasse, qui n’était qu’à deux pas, offrait la vision d’un monde complètement différent et, entre le moment où ses cours finissaient à l’atelier et l’heure du dîner, très tôt au foyer, Gabrielle essayait de se promener autant qu’elle le pouvait dans le quartier. Lorsqu’elle sortait du métro sur le carrefour Vavin, elle se sentait brièvement libérée des deux mondes réglementés dans lesquels elle passait le plus clair de son temps. Si elle se dépêchait, ou si le professeur libérait ses élèves un peu plus tôt, elle avait tout juste le temps de profiter du début de l’heure de l’apéritif, avant de rentrer au foyer en courant, parce que, si l’on s’asseyait à table avec ne serait-ce qu’une minute de retard, sœur Thérèse infligeait des punitions affreuses – faire toute la vaisselle du dîner, par exemple, ou pire, nettoyer les toilettes communes à chaque étage, une tâche que personne ne souhaitait exécuter, surtout juste après le repas.

  Mais, dans ce quartier, au moment où les réverbères à gaz s’allumaient et où les cafés se remplissaient, Gabrielle respirait le parfum musqué et enivrant de la liberté et de l’indépendance, un mélange plein de vitalité d’hommes et de femmes, d’art et de sexe, d’amour et de violence, de pauvreté et de richesse ; tout y était, tous les aspects débridés de la nature humaine et des comportements humains, libérés de leurs entraves et prêts à s’exprimer. Elle savait instinctivement qu’elles n’étaient qu’un aperçu de ce qu’elle voulait peindre, ces scènes de début de soirée où des gens libres, beaux, excentriques sortaient pour se rencontrer, et que, derrière ces apparences, beaucoup plus tard dans la nuit, jusqu’au petit matin, se déroulaient les véritables histoires qui la captiveraient, qui nourriraient son imagination. Elle savait aussi qu’elle ne possédait pas encore les connaissances ni les talents artistiques nécessaires pour coucher sur la toile une telle richesse, une telle complexité, tant de contradictions. Il lui faudrait trouver un moyen d’entrer dans ce monde inconnu et séduisant pour le comprendre véritablement, et cette perspective l’excitait et l’effrayait tout à la fois.

  II

  L’hiver parisien s’estompa progressivement, les nuages froids et humides laissèrent enfin place à un timide soleil ; les tulipes fleurirent dans le jardin du Luxembourg, les bourgeons sur les marronniers et les platanes s’ouvrant d’un coup, comme en un seul jour, les pelouses et les arbres se parèrent du vert éclatant, pur et immaculé, des premiers jours du printemps, l’atmosphère de toute la ville généreusement stimulée par la simple chaleur du soleil.

  Gabrielle s’était installée dans sa routine à l’atelier, entretenant toujours avec le professeur Humbert une relation assez conflictuelle, mais pourtant fondée sur un certain respect mutuel. Ils paraissaient tous deux reconnaître l’immense différence d’âge et de point de vue qui les séparait, et s’accommoder de ce gouffre considérable qui sépare les générations et qui, dans certains cas, ne pouvait tout simplement pas être franchi ; mais ils partageaient la même vénération pour l’art et, pour cette raison, le professeur accordait à Gabrielle une latitude qu’il n’aurait peut-être pas consentie à d’autres élèves.

  L’atelier ne se terminait que fin juillet et, au début de l’été, le professeur choisit les travaux qu’il jugeait dignes de figurer dans l’exposition de fin d’année de l’école. En tant que nouvelle recrue, qui n’avait commencé qu’au second semestre, Gabrielle ne fut pas surprise qu’aucun de ses dessins ni de ses tableaux ne soit choisi, mais elle en fut malgré tout déçue. Elle avait l’esprit de compétition et elle trouvait que, souvent, ses réalisations étaient de qualité supérieure à celles d’élèves plus âgées, plus expérimentées. De fait, en plusieurs occasions, le professeur avait distingué certaines de ses œuvres comme étant les plus réussies dans le cadre d’exercices particuliers, mais il les ignora au moment de son ultime sélection. Gabrielle se demanda si les contestations qu’elle opposait régulièrement à son professeur expliquaient en partie cette décision. Mais, en fait, Humbert lui-même avait une raison différente de différer ces récompenses ; il s’agissait simplement de motiver la jeune femme à produire des travaux encore meilleurs.

  Comme d’habitude, les Jungbluth passèrent le mois d’août à Dieppe. Gabrielle emporta son chevalet et son matériel de peinture, parce que le professeur Humbert attendait de toutes ses élèves qu’elles continuent à travailler en plein air pendant leurs vacances pour lui montrer leurs productions lorsque l’atelier rouvrirait ses portes à l’automne.

  À Dieppe, la famille Jungbluth louait la même maison de vacances tous les étés et, cette fois-ci, comme la précédente, des garçons commencèrent à s’intéresser à Gabrielle. Ses parents accordèrent la permission de p
romenades avec eux, ou de soirées au cinéma, au théâtre, ou à des concerts dans le village, mais seulement après un entretien avec le colonel, une perspective qui intimida tellement d’éventuels soupirants qu’ils finirent par ne jamais vraiment l’inviter à sortir avec eux.

  Gabrielle était toujours vierge, mais il y eut cet été-là un garçon, Roger, qu’elle aimait assez, et un soir sur la plage, elle l’embrassa et lui permit de lui caresser les seins sous son chemisier. Lorsqu’elle rentra à la maison, le colonel remarqua les traces de sable sur l’arrière des bras nus de sa fille. Il l’interrogea et elle dit qu’ils s’étaient simplement allongés sur la plage et avaient parlé après la représentation théâtrale. Le jour suivant, le colonel alla jusqu’à la maison du jeune homme et parla à son père. Ce fut la dernière fois que l’on vit Roger.

  Pour la punir de sa désobéissance, le père de Gabrielle décida de la priver de sorties pendant une semaine et, le soir suivant, elle se retrouva seule pendant que ses parents étaient partis dîner à l’extérieur. Comme son épouse tenait à une vie sociale, pendant leurs vacances, le colonel se sentait parfois obligé de satisfaire à ce désir de fréquenter les chics estivants du village. Gabrielle s’ennuyait, n’avait rien à faire, et elle alla dans le bureau de son père pour chercher de la lecture. Elle tomba sur un roman intitulé Aphrodite, d’un auteur appelé Pierre Louÿs, bien caché derrière d’autres livres sur une étagère de la bibliothèque. Intriguée, naturellement, par le titre évocateur et le fait que le livre soit ainsi dissimulé, elle pensa qu’il s’agissait d’un texte interdit, d’un volume qui avait dû appartenir à un précédent occupant de la maison, ou peut-être, aux propriétaires eux-mêmes. Cependant, lorsqu’elle l’ouvrit, elle découvrit avec surprise que la première page portait le sceau personnel de son père. Gabrielle s’assit dans le fauteuil club en cuir et se mit à lire.

  Un peu plus de deux heures plus tard, elle tourna la dernière page, referma le livre posé sur ses genoux et prit une grande inspiration. Aphrodite était un roman érotique, ayant pour cadre l’Alexandrie antique, et il racontait l’histoire d’un amour tragique entre une belle courtisane du nom de Chrysis et un célèbre sculpteur, Démétrios. Une chose étrange s’était produite chez Gabrielle pendant sa lecture ; elle avait l’impression d’être devenue un personnage du livre, c’était comme si l’esprit troublé de la jeune courtisane s’était emparé d’elle. Et, arrivée à la fin, comme si elle émergeait lentement d’une sorte de transe, elle prit conscience qu’elle était en train de se caresser entre les jambes et elle n’en ressentit aucune honte, seulement un plaisir réconfortant.

  Gabrielle se rendit compte alors qu’elle avait jusque-là vécu avec deux personnalités distinctes et qu’elle avait toujours eu la capacité de faire taire sa vraie nature, de contrôler ses élans secrets. Elle était, d’un côté, une jeune fille bien élevée, la fille docile d’une famille de militaires de haut rang, une élève assidue de l’atelier d’un peintre classique de renom. De l’autre, elle était une fille forte, décidée, qui savait ce qu’elle voulait, dotée d’un sens artistique, qui se rebellait contre son éducation et son milieu privilégié, les prétentions et conventions de sa classe sociale, et les normes d’une société dominée par les hommes où les femmes étaient maintenues dans un état de soumission. Même quand elle était petite fille, elle avait toujours nourri une vague envie d’explorer un aspect plus caché, plus mystérieux de la vie, dont, jusqu’à ce soir-là, elle connaissait à peine l’existence, sauf dans les rêves nocturnes défendus produits par son imagination. Il n’y avait que là, dans la conscience de plus en plus exacerbée de ses propres aspirations érotiques, que ses fantasmes secrets étaient parfois autorisés à s’exprimer librement, dans le noir. Maintenant, après avoir lu ce roman étrange, dérangeant, qui révélait des vérités sombres sur l’amour, la sensualité et l’art, Gabrielle se sentait une et libre pour la première fois de sa vie, comme si ses deux personnalités contradictoires s’étaient enfin fondues en une seule et sa vie en tant qu’artiste se dévoilait, très claire, devant elle.

  Ce soir-là, Gabrielle connut une nouvelle naissance, sous le nom de Chrysis, et comme une affirmation constamment réitérée de sa libération, elle choisit d’adopter ce nom. Tout le reste de sa longue vie, elle signerait toutes ses œuvres Chrysis Jungbluth, même ses travaux à l’atelier, malgré la désapprobation manifeste du professeur Humbert, qui savait l’origine de ce nom. Publié à Paris en 1896, Aphrodite avait soulevé une controverse importante dans le pays et avait été vendu à plus de trois cent cinquante mille exemplaires, plus que n’importe quelle œuvre d’un auteur français vivant, à l’époque. C’était un de ces livres que tout le monde possédait, sans que personne l’avoue, et comme le colonel Jungbluth et tant d’autres représentants de la société respectable, hommes et femmes, le professeur avait lui-même un exemplaire du roman interdit rangé hors de vue de sa femme, au fond de sa bibliothèque.

  III

  Pressé par sa fille et malgré sa préférence pour la vie à la campagne, le colonel Jungbluth décida cet automne-là de louer un appartement à Montparnasse pour toute la famille. Chrysis était si impatiente de quitter le foyer de jeunes filles et ses contraintes qu’elle en avait trouvé un elle-même, au 14 boulevard Edgar-Quinet ; il donnait sur le cimetière du Montparnasse. Dans l’immeuble se trouvaient un certain nombre d’ateliers d’artistes et le colonel, comprenant que sa fille avait besoin d’un espace bien à elle pour pouvoir travailler en dehors des heures passées à l’atelier Humbert, en loua un à son intention. Chrysis était aux anges. Aussi sévère que soit son père, aussi rigide que soit l’organisation de la vie sous son toit, le colonel n’arrivait pas à la cheville de sœur Thérèse. Par ailleurs, Chrysis savait comment charmer et manipuler son père, par des stratégies auxquelles la petite religieuse s’était montrée complètement insensible.

  Chrysis retourna seule à Paris au début de l’automne, deux semaines avant la reprise des cours à l’atelier. Sa mère était tombée malade et le colonel ne souhaitait pas laisser son épouse à Rouen pour accompagner sa fille. Tout en étant inquiète pour sa mère, qui avait une santé fragile, Chrysis était au fond ravie de cette occasion inespérée de profiter de sa liberté, de s’installer seule dans le nouvel appartement de la famille et dans son nouvel atelier. Ce dernier était situé au rez-de-chaussée ; il n’était pas très grand, mais il bénéficiait d’une belle lumière grâce à ses immenses baies vitrées donnant sur une cour arborée.

  Chrysis avait annoncé à ses parents qu’elle était déterminée à vivre de son art, à payer le loyer de son atelier, elle se mit donc à arpenter les cafés, les bars et les restaurants du quartier pour discuter avec les propriétaires et les gérants, et les convaincre d’exposer ses œuvres. Mais, étant donné le nombre d’artistes dans le « village » à cette époque, la concurrence était rude pour une surface murale limitée.

  Pendant ces quelques semaines où elle vécut seule, pour la première fois de sa vie, Chrysis se trouva aussi libre que tous ceux qu’elle avait tellement enviés à Montparnasse l’année précédente ; libre de s’habiller comme elle en avait envie, de se promener à toute heure, de fréquenter les boîtes de nuit, de boire et de danser jusqu’à l’aube si telle était son humeur. Elle se sentait enfin adulte et elle s’immergea complètement dans la vie du quartier.

  Un soir où l’atmosphère était animée à La Rotonde, elle assista à une dispute qui tourna à la bagarre entre deux poètes, l’un dadaïste, l’autre surréaliste. L’échange de coups de poing se transforma rapidement en une mêlée générale lorsque les supporters respectifs des deux artistes entrèrent dans le conflit et se mirent à fracasser de la vaisselle et des chaises sur la tête de leurs opposants. La police finit par intervenir et séparer les combattants, qui furent emmenés au commissariat pour passer le reste de la nuit en cellule. Malgré toute cette agitation, assises à une table un peu à l’écart dans un coin, deux filles vêtues de costumes masculins et de cravates échangeaie
nt des baisers et des caresses. À une table voisine, l’un des poètes surréalistes impliqués dans la bagarre s’était retiré de la mêlée juste à temps pour échapper à une interpellation, afin de pouvoir réciter des poèmes d’amour érotiques à un chanteur populaire dont il était visiblement amoureux.

  Chrysis s’imprégnait de tout. Avec l’objectivité pure de l’artiste doué d’un grand sens de l’observation, elle embrassait cette expression humaine de la passion et de la liberté jusqu’à la folie, cette manière de repousser les limites des conventions, qui était tout autant le fait des femmes. Plus encore, c’étaient les femmes qui paraissaient générer la plus grande part de l’extraordinaire énergie qui faisait vibrer le quartier. Elles s’habillaient dans un nouveau style très personnel et parfois de manière complètement extravagante, elles dénudaient leurs seins, elles flirtaient, elles polémiquaient et elles inventaient leurs propres règles, défiant ainsi l’autorité présumée des hommes. Et pour tout cela, elles étaient visiblement adorées et célébrées plus que jamais, ce qui était, pour Chrysis, un enseignement important.

  Cet automne-là, elle se mit à fumer des Craven « A », ces cigarettes fabriquées à Londres, qu’elle achetait dans d’élégantes boîtes métalliques rouges, et elle décida d’adopter son propre style, en assumant ce qu’il avait de plus original. Elle alla s’acheter des vêtements dans les quartiers populaires de la ville, sur les marchés africains, moyen-orientaux et asiatiques, des endroits où sa mère ne l’emmènerait jamais.