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Chrysis Page 19


  Jules Pascin se pendit dans son atelier en juin 1930 et cet événement violent marqua la fin des Années folles à Montparnasse, un peu comme la mort de Modigliani avait ouvert la décennie en 1920. Chrysis se joignit aux milliers de personnes endeuillées qui suivirent en cortège le cercueil de Pascin lorsqu’on le porta de son atelier sur le boulevard Clichy au cimetière de Saint-Ouen.

  Bogey et Chrysis entretinrent une correspondance régulière pendant plus d’un an après son départ, puis, comme cela arrive fréquemment, leurs lettres s’espacèrent progressivement et, finalement, leurs échanges cessèrent. Chrysis exécuta la plupart de ses œuvres les plus réussies et les plus sensuelles de sa carrière pendant ces premières années, entre 1928 et 1932. En 1931, elle se fiança à un jeune architecte prometteur à Paris – une alliance qui avait été essentiellement arrangée par leurs parents. Dans une lettre adressée à une tante en Vendée, le colonel Jungbluth décrivait son futur gendre avec ces mots empreints de fierté : un « grand et beau garçon, très travailleur… ». Cependant, plusieurs mois avant la date prévue pour le mariage, Chrysis rompit les fiançailles. Elle était parvenue à la conclusion irréfutable que son cœur ne brûlait pas du feu requis pour ce garçon, qui, en fin de compte, était tout simplement trop conventionnel pour elle. En tout cas, lorsque le moment viendrait, elle préférait choisir son mari seule plutôt que d’en laisser le soin à son père.

  En 1935, Chrysis, alors âgée de 28 ans, était toujours célibataire, au grand dam du colonel Jungbluth, qui écrivit à la même tante : « Ma fille n’est pas encore mariée, c’est bien difficile aujourd’hui… il y a eu tant de bouleversements que les jeunes hommes dans sa situation n’ayant pas été atteints par la crise sont rares et il faut beaucoup d’argent pour vivre. Alors, des deux côtés on est prudent et les occasions de faire un mariage bien assorti sont rares. »

  Un soir, en 1936, alors qu’elle était allée danser au Bal nègre, Chrysis rencontra Roland Narfin, un jeune Martiniquais étudiant en médecine. De cinq ans son cadet, Roland était un grand gaillard, beau et charismatique, et un merveilleux danseur. Chrysis lui demanda s’il voulait bien venir à son atelier le lendemain pour qu’elle fasse son portrait.

  Roland et Chrysis tombèrent amoureux et, le 18 août 1938, ils furent mariés lors d’une cérémonie civile à la Maison commune, par M. Émile Rothschild, l’adjoint au maire du XIVe arrondissement. La mère de Chrysis, Marie-Reine, fut une des témoins ; l’absence du colonel Jungbluth à la cérémonie fut remarquée. On peut imaginer ce qu’il pensait du mariage de sa fille avec un homme noir originaire de Martinique.

  Roland termina ses études et devint médecin dans l’armée française. Chrysis et lui restèrent en France pendant les années terribles de la Seconde Guerre mondiale et passèrent presque toute la période de l’Occupation à Paris. Comme Roland soignait les soldats blessés, les nazis lui avaient donné un sauf-conduit qui lui permettait de se déplacer avec une relative liberté.

  Avant le début de la guerre, le colonel Jungbluth et son épouse s’étaient installés dans une maison de famille à Rocheservière, en Vendée. Bien que Marie-Reine, la mère de Chrysis, ait treize ans de moins que son mari, elle mourut d’un cancer le 21 mars 1940, à l’âge de 61 ans.

  Après le décès de sa mère, Chrysis passa autant de temps qu’elle put avec son père en Vendée, pendant les absences de Roland, occupé à soigner des vétérans de guerre dans différents hôpitaux de campagne et dispensaires. Le colonel Charles Jungbluth – officier breveté d’état-major, commandeur de la Légion d’honneur, croix de guerre, huit citations – mourut d’une crise cardiaque en Vendée le 13 septembre 1943 à l’âge de 76 ans.

  Pendant les années trente et même les premiers temps de la guerre, ainsi qu’immédiatement après, Chrysis Jungbluth continua à exposer ses œuvres dans les grands salons à Paris et dans des manifestations privées. En 1948, Roland et elle quittèrent la métropole pour aller vivre en Martinique, où il s’installa comme médecin et où ils resteraient la plus grande partie de leur vie de couple. Chrysis garda un atelier rue Boissonade à Paris jusqu’au début des années soixante-dix et elle retourna parfois en France pendant cette période pour rendre visite à sa famille en Vendée. Mais, en partant en Martinique, une île où il n’existait pas vraiment, dans les années quarante, cinquante et soixante, une communauté artistique dynamique, elle sacrifia en grande partie sa carrière à sa vie avec Roland et elle fut véritablement oubliée par le monde de l’art parisien. Il reste que l’une de ses premières œuvres, des plus réussies, Le Bal Tabarin, qui fut peinte à l’époque où la jeune Chrysis était complètement fascinée par la vie nocturne à Paris, fut intégrée dans une grande exposition d’artistes français à Milan en 1961.

  Chrysis continua à peindre pendant ses années en Martinique et on la voyait fréquemment sur l’île en train de dessiner des scènes de la vie quotidienne. Mais son travail semble avoir grandement perdu l’allégresse passionnée de ses œuvres de jeunesse. Cependant, elle ne regrettait pas vraiment d’avoir renoncé à sa carrière, parce que Roland et elle étaient très heureux, et leur grande histoire d’amour dura un demi-siècle.

  Chrysis Jungbluth mourut dans la maison du couple en Martinique le 3 mai 1989, à l’âge de 82 ans. Lorsque le couvercle en béton de sa tombe se ferma, avec un ultime écho avant l’éternité, Roland, son époux, laissa échapper un cri de douleur épouvantable. C’est ce que rapportent les personnes qui l’accompagnaient ce jour-là.

  En arrivant dans le Colorado, Bogart Lambert découvrit que, lorsqu’il avait été porté disparu et présumé mort en France, son ancien ami légionnaire Fred Dunn, du Texas, auprès de qui il avait laissé ses carnets, les avait renvoyés chez ses parents au ranch, à son retour de guerre.

  Bogey avait écrit un dernier texte pendant sa traversée, une histoire sur Chrysis, leur histoire d’amour et son départ de France. Si l’on en croit les sources disponibles, ce fut la dernière fois qu’il écrivit et, au ranch, il rangea tous ces carnets dans la cantine qu’il avait rapportée avec lui ; il l’entreposa dans la sellerie, à l’écurie.

  Bogey se rendit rapidement compte que toutes les filles avec qui il avait grandi étaient mariées depuis longtemps et avaient des enfants, ou bien ne vivaient plus à North Park. Après plus de dix ans en Europe, ses années en France, et surtout après avoir connu Chrysis à Paris, il trouvait les femmes de sa région inintéressantes et incompréhensibles. En plus du français, il semblait avoir appris un nouveau langage de l’amour qui ne se traduisait pas bien dans les usages de l’Ouest rural des États-Unis.

  Mais Bogey voulait fonder une famille et, en 1932, sur un coup de tête, il écrivit une lettre à Lola, la fille de la propriétaire de la maison close du port de New York. Elle lui répondit, en lui disant que Mona, sa mère, était décédée et que c’était elle qui dirigeait l’établissement. Ils commencèrent à correspondre et Lola finit par prendre un train vers l’ouest pour aller passer deux semaines avec Bogey au ranch. Six mois plus tard, ils étaient mariés ; ils auraient deux fils et une fille.

  Bogey ne quitta plus jamais le ranch, sauf pour se rendre à des ventes de bétail ou de chevaux ou, de temps en temps, à un rodéo où l’un de ses enfants concourait. Il avait encadré le dessin que Chrysis lui avait donné et il l’avait accroché sur le mur dans son petit bureau. Il ne parvint jamais à oublier cette jeune femme ni ces années extraordinaires à Paris et, malgré le bonheur qu’il trouva dans son long mariage, elle resta, jusqu’au jour de sa mort, le grand amour de sa vie.

  L’épouse de Bogey, Lola, mourut d’un cancer au printemps 1977. Leurs trois enfants avaient quitté la région depuis longtemps ; leur fille avait épousé un banquier de Grand Island, dans le Nebraska, et leurs fils poursuivaient leur carrière dans d’autres États. Bogey se retrouva seul au ranch et, en octobre 1979, à l’âge de 80 ans, alors qu’il ramenait des bêtes des estives vers un pâturage que lui louait le service des Forêts dans la montagne, son cheval mit le pied dans un terrier de blaireau, tomb
a et écrasa son cavalier. Le cheval s’était cassé la patte et Bogart Lambert, la poitrine enfoncée, trouva juste assez de force pour dégainer le Colt .45 de son grand-père et mettre fin aux souffrances du pauvre animal. Deux jours plus tard, un employé du service des Forêts découvrit le corps de Bogey toujours coincé sous celui de son cheval.

  Les terres des Lambert furent rachetées aux héritiers par un rancher du voisinage et la maison et l’écurie abandonnées par le nouveau propriétaire ; elles furent colonisées par les sconses et les rongeurs, avant de s’écrouler pour retourner à la terre. Vingt ans plus tard, un journaliste curieux inspectait la propriété lorsqu’il tomba sur une vieille cantine dans les restes de la sellerie. Il força le cadenas et découvrit quatorze carnets intégralement remplis, avec des centaines d’histoires jamais publiées écrites entre 1916 et 1929, toutes datées et signées par Bogart Lambert.

  Bogey avait visiblement eu un pressentiment sur sa mort imminente ; à la fin du dernier texte, qu’il avait écrit en 1929 sur le bateau qui le ramenait aux États-Unis, il y avait une note ajoutée sur la dernière page, de sa main, datée de moins de trois semaines avant l’accident qui lui coûta la vie.

  Il arrive, très rarement, qu’on ait la chance et le bonheur de vivre un grand amour au cours de sa vie. Il arrive, encore plus rarement, que cet amour survive, perdure jusqu’à ce que la mort sépare ceux qui s’aiment. Le plus souvent, la vie se déroule dans une série de petites bulles de temps distinctes, où elle demeure pendant un moment, ensuite, avant même qu’on s’en rende compte, elle devient autre et autre encore après. Les rêves finissent par s’estomper, ou être remplacés par d’autres rêves, ou souvent par rien, l’absence de rêves. Les Français ont une manière simple, fataliste, d’exprimer les vicissitudes et les changements de la vie. C’est comme ça, disent-ils en haussant les épaules. À la fin de ma vie, je suis reconnaissant de pouvoir emporter dans ma tombe un rêve qui ne s’est jamais éteint, ce merveilleux souvenir de l’amour.

  Bogart Lambert

  The Lambert Ranch, North Park, Colorado

  Le 28 septembre 1979

  Remerciements

  Curieusement, j’ai effectué plus de recherches pour ce court roman que pour tous les autres que j’ai écrits ; j’ai bénéficié de l’aide d’un grand nombre de personnes, envers qui j’ai une dette immense et qui méritent toutes d’être remerciées.

  Mon voyage commença à Boulogne-sur-Mer, où Gabrielle « Chrysis » Jungbluth était née, et c’est là que l’archiviste à la mairie, Véronique Delpierre, me donna une copie de l’acte de naissance de Chrysis ; ce jour devait marquer le point de départ de mon exploration de sa vie. Prenant sur son temps personnel, Mlle Delpierre décida, de sa propre initiative, d’effectuer des recherches qui me furent extrêmement précieuses.

  Je remercie aussi Juliette Jestaz, la bibliothécaire de la bibliothèque de l’École nationale supérieure des beaux-arts, pour son aide et ses conseils efficaces et enthousiastes, qui me montrèrent la voie.

  Je remercie le professeur Claude-Henri Chouard, historien au Salon des indépendants, de m’avoir fourni des données d’archives sur le long partenariat que Chrysis Jungbluth a entretenu avec cette vénérable institution.

  Que soient remerciés tous les membres du personnel, si aimables et dévoués, de la Bibliothèque nationale de France, où j’ai passé plusieurs jours inoubliables à poursuivre mes recherches pendant l’hiver 2011. Je suis extrêmement fier de posséder la carte d’abonné qui m’ouvre les portes de ce magnifique édifice. J’adresse les mêmes remerciements aux employés de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art qui m’ont aidé avec tant de gentillesse et de bonne volonté. Parmi eux, je souhaite citer tout spécialement Emmanuelle Royon, qui a exploré certaines pistes pour moi, aussi bien dans son institution qu’aux Archives nationales.

  Je voudrais exprimer toute ma gratitude à mon amie Sabine Mille, attachée de presse, qui m’a fourni une aide précieuse lorsque j’ai commencé à fréquenter tous ces lieux, qui peuvent parfois ressembler à un dédale administratif tout à fait intimidant pour un étranger dont la maîtrise du français est limitée.

  Mon fidèle éditeur, Arnaud Hofmarcher, sans qui je n’aurais jamais été publié en France, m’a mis en contact avec les Archives généalogiques Andriveau. Je le remercie pour cela, et pour son indéfectible soutien et son amitié. Je remercie aussi les remarquables personnes chez Andriveau, qui m’ont donné les informations grâce auxquelles j’ai pu rencontrer la famille de Roland Narfin, le mari de Chrysis, en Martinique, et un de ses neveux, Franz Narfin, qui m’a amené jusqu’à la propriété où Chrysis et Roland avaient vécu ensemble pendant tant d’années.

  Je suis particulièrement reconnaissant à ma chère amie Dominique Doutrepont, qui m’a accompagné en Martinique pendant l’hiver 2012 et qui non seulement a été une délicieuse compagne de voyage, mais qui m’a été aussi d’une grande aide pour suivre la piste de Chrysis de la métropole à cette magnifique île des Caraïbes.

  En Martinique, Clément Relouzat, un autre neveu de Roland Narfin, qui vivait dans la propriété familiale, nous a reçus avec une gentillesse et une générosité extraordinaires ; il nous a montré des photographies et des documents, des objets personnels de Chrysis, les premiers qu’il m’ait été donné de voir. M. Relouzat n’a cessé d’être une intarissable source d’informations et une présence à mes côtés tout au long de mes recherches ; j’ai envers lui une dette immense. Je voudrais aussi remercier son adorable mère, Solange Relouzat, qui, avec le même sens de l’hospitalité, m’a invité à déjeuner chez elle à Paris et m’a fait l’honneur de partager avec moi de précieux souvenirs de famille et des photographies de Chrysis. Je tiens également à remercier M. et Mme Christie Narfin, qui m’ont accueilli chez eux à Paris pour me montrer certains des premiers travaux de Chrysis.

  Parmi les membres de la famille Jungbluth, je remercie chaleureusement Jacqueline Jungbluth, la filleule de Chrysis ; elle m’a donné accès à des lettres personnelles de Chrysis et de son père, le colonel Charles Jungbluth.

  Merci à mon amie Karine Meyronne de m’avoir fait partager ses connaissances sur les activités maritimes pendant la Grande Guerre et d’avoir échangé avec moi sur ce que peut être l’éveil érotique d’une jeune femme.

  Mon amie Amy Metier, peintre de grand talent, a également joué un rôle essentiel en m’aidant à comprendre les techniques et motivations intemporelles propres à son activité, ainsi que celles d’une jeune femme peintre, quelle que soit son époque. Qu’elle soit chaleureusement remerciée.

  Je suis particulièrement reconnaissant à ma traductrice et amie, Sophie Aslanides, de m’avoir si généreusement fait participer à son brillant travail de traduction sur ce roman.

  Enfin, je voudrais exprimer toute ma gratitude et mon amour à ma belle-fille, Isabella Tudisco-Sadacca, dont la mère, Mari Tudisco, a été celle qui nous a mis sur la piste de la jeune Chrysis Jungbluth. Isabella m’a non seulement donné des conseils avisés sur la structure de ce roman, mais elle m’a aussi fourni des éléments inestimables concernant les énergies, les processus de réflexion et les élans passionnés d’une jeune artiste – un domaine dont il n’est pas toujours aisé, pour un romancier d’un certain âge, de percevoir toute la richesse.

  Jim Fergus, Paris, janvier 2013

  1. Le père Fouettard.

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  1. Les termes en italique sont en français dans le texte.

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  Table of Contents

  Titre

  Copyright

  Du même auteur

  Dédicace

  Exergue

  Avant-propos

  BOGEY

  GABRIELLE

  BOGEY

  CHRYSIS

  BOGEY

  CHRYSIS & BOGEY

  CHRYSIS & BOGEY

  CHRYSIS & BOGEY

  Épilogue

  Remerciements

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  Copyright

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  Exergue

  Avant-propos

  BOGEY

  GABRIELLE

  BOGEY

  CHRYSIS

  BOGEY

  CHRYSIS & BOGEY

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