Free Novel Read

Chrysis Page 12


  « Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu en étais ? demanda Bogey une fois qu’ils furent dehors.

  – Pourquoi l’aurais-je fait ? demanda Jerome. Quelle différence cela fait-il ? Est-ce que tu m’as parlé de tes préférences sexuelles ? Ne t’inquiète pas, je n’ai jamais été intéressé par toi de cette façon. Tu n’es pas mon genre. Je repère les hétérosexuels à des kilomètres.

  – Je suis content de le savoir.

  – En fait, c’est Randy qui m’a fait une proposition indécente hier soir, pas le contraire, expliqua Jerome. Et au moment où on s’apprêtait à passer à l’acte dehors, derrière le bar, ses deux amis sont arrivés. Il a prétendu que c’était moi qui l’avait accosté alors qu’en fait nous étions consentants.

  – Et comment as-tu réussi à ne pas te faire tabasser par ces trois-là ? demanda Bogey.

  – J’ai couru, évidemment, dit Jerome. Les hommes de mon peuple ont toujours été bons à la course. Et j’ai appris que, lorsqu’on est homosexuel et qu’on choisit d’être non violent, ça aide, d’être capable de courir vite. »

  VI

  Un après-midi humide, sombre, à la mi-novembre, Bogey était installé au Select en train d’écrire dans son carnet. Dehors, il avait commencé à neiger et Bogey était content d’être au chaud, confortablement installé dans le café. Le temps lui rappelait les années de guerre, lorsque l’hiver paraissait interminable et que l’on souffrait constamment du froid. Il écrivait une histoire sur un soldat allemand blessé qu’il avait rencontré un après-midi similaire. Il était en route pour délivrer une dépêche et, comme souvent, il avait traversé les lignes allemandes parce que c’était, pour lui, le chemin le plus direct.

  Il neigeait ce jour-là, une neige mouillée qui se transformait par intermittences en une pluie glaciale. Bien que Bogey portât son long manteau de gardien de bétail, il ne pouvait pas se protéger efficacement contre ce temps, qui était bien différent du froid sec des montagnes de son Colorado natal ; c’était un froid intense et perçant qui vous traversait jusqu’aux os jusqu’à ce que vous commenciez à croire que, plus jamais, vous ne pourriez vous réchauffer. Bogey mena Crazy Horse jusqu’à une ferme à moitié détruite, dont le toit était en partie effondré et dont les portes et les fenêtres avaient été soufflées. Il se dit qu’il pourrait peut-être s’y abriter de la neige, mais comme toujours dans de telles situations, il était vigilant – des ennemis, ou un tireur isolé, se cachaient peut-être à l’intérieur. En approchant, il entendit un homme parler en allemand sur un ton suppliant. Il sortit son six-coups de son holster. L’homme gémit à nouveau et Bogey vit un drapeau blanc sortir d’une fenêtre, au bout du canon d’un fusil.

  Bogey leva les yeux de son carnet et son regard croisa celui d’une jeune femme qui se trouvait dehors, de l’autre côté de la vitre embuée du Select, et qui le regardait. Ils restèrent ainsi un instant, mais Bogey était encore complètement absorbé par son histoire et il retourna à son carnet.

  Bogey avança vers la ferme à moitié détruite et l’Allemand l’appela tout en agitant son drapeau blanc par la fenêtre. Bogey sentit une montée d’adrénaline familière et il redoubla de méfiance ; c’était peut-être une ruse et, dans une seconde, il se ferait descendre. Mais l’Allemand cria à nouveau et dans sa voix Bogey identifia la peur, une solitude indicible. Il rangea son Colt dans son holster, leva les deux mains pour montrer qu’il n’était pas armé et descendit de cheval. Il franchit le seuil de la maison évidée. L’Allemand était accroupi sur le sol sous la fenêtre, enveloppé dans une fine couverture grise, tremblant, les deux bras serrés sur son ventre. Bogey vit qu’à l’endroit que cachaient ses bras la couverture était trempée de sang.

  « Parles-tu anglais ? » demanda Bogey. L’Allemand secoua la tête.

  « Français ?

  – Oui. »

  Bogey ramassa le fusil de l’homme, un Mannlicher à culasse mobile, le drapeau blanc toujours accroché au bout du canon. Il ouvrit la culasse et découvrit que l’arme était chargée.

  « Pourquoi ne m’as-tu pas abattu ? » demanda-t-il à l’Allemand.

  Le soldat sourit faiblement.

  « Je pensais que j’avais une hallucination, dit-il. Je sais qui tu es. Cela me porterait malheur de te tuer. J’ai eu ma dose de malchance. De plus, pourquoi devrions-nous mourir tous les deux ?

  – Comment t’appelles-tu ?

  – Oskar. Et toi ?

  – Bogart.

  – Tu dois avoir du sang allemand, parce que c’est un vieux nom allemand, dit Oskar.

  – Non, c’est un vieux nom français.

  – Les deux. Je le sais parce que j’ai un oncle en Alsace qui s’appelle Bogart. Peut-être que nous sommes parents.

  Les dents d’Oskar se mirent à claquer violemment.

  « J’ai tellement froid, Bogart », dit-il.

  Bogey retourna dehors, détacha son paquetage de sa selle et le rapporta dans la ferme. Il défit les lanières, déplia l’épaisse couverture et l’enroula autour de l’Allemand.

  « Merci, dit Oskar, merci, c’est très gentil. Puis-je te demander un service ?

  – D’accord.

  – Acceptes-tu de rester un peu ici avec moi ? Je suis mourant, je souffre terriblement et j’ai peur. Je voudrais que tu restes et que tu me parles. Et avant que tu repartes, je voudrais que tu me tires une balle dans la tête, pour que je ne souffre plus. Est-ce que tu ferais cela pour moi, s’il te plaît, Bogart ? »

  Bogey marqua une pause dans son écriture, ce jour-là, au Select, et lorsqu’il leva les yeux, il vit que la jeune femme s’était installée à une table en face de lui et qu’elle semblait être en train de le dessiner. Leurs regards se croisèrent à nouveau, ils se fixèrent quelques instants, puis elle baissa rapidement la tête vers son bloc. Bogey la contempla, imperturbable, pendant un moment ; il arrivait à la partie difficile de l’épisode et il fut heureux de la diversion que lui offrait le spectacle d’une jolie fille dans l’instant présent, avant de replonger dans ses souvenirs, de revivre cette histoire. Il savait que c’était la raison pour laquelle il les écrivait ; elles n’étaient pas destinées à être publiées, ni même à être lues par quelqu’un d’autre. Si seulement il parvenait à écrire tous ses souvenirs, à les confier à des morceaux de papier, il pourrait peut-être les y laisser, il pourrait en débarrasser son esprit, pour toujours.

  La jeune femme leva la tête et le regarda de nouveau ; elle vit qu’il ne l’avait pas quittée des yeux et, cette fois, elle ne baissa pas la tête. Au contraire, elle plongea son regard dans le sien. Elle était très jolie, avec ses cheveux noirs sous son bonnet en laine et ses grands yeux expressifs qui la faisaient paraître plus âgée qu’elle n’était. Elle esquissa un sourire, avant de retourner à ses croquis. Et bien qu’il n’en ait pas très envie, Bogey retourna dans son histoire.

  « Je suis désolé, Oskar, dit-il, mais je ne crois pas que je puisse faire une chose pareille.

  – Mais pourquoi, Bogart ? Je suis ton ennemi. C’est ce qui est attendu de nous, nous sommes censés essayer de nous entretuer.

  – Mais tu n’as pas tenté de le faire quand tu en avais la possibilité, dit Bogey.

  – Parce que, si je t’avais tué, je ne pourrais pas te demander de m’achever, dit Oskar. C’est pour cela que je t’ai appelé. S’il te plaît, Bogart, je t’en supplie.

  – Je ne peux pas. Je suis désolé, Oskar, mais je ne peux pas. »

  Oskar se mit à pleurer, son visage déformé en une affreuse grimace.

  « De quoi veux-tu que nous parlions ? demanda Bogey, tentant de le distraire. Dis-moi.

  – D’où viens-tu, Bogart ? demanda Oskar entre deux spasmes douloureux.

  – Du Colorado.

  – Je ne suis jamais allé en Amérique. Il y a des montagnes dans le Colorado, n’est-ce pas ?

  – Oui, ma famille possède un petit ranch dans une vallée, dans le nord du Colorado. On y trouve de vastes étendues de prés à foin et de prairies couvertes de sauge, de grands champs d’herbes à bi
son qui nous arrivent à la taille et qui, en automne, ondulent sous le vent comme les vagues sur la mer. Il y a des rivières, des torrents et des ruisseaux qui coulent dans la vallée, entourée de tous côtés par quatre chaînes de montagnes différentes. Dans les cours d’eau, il y a des truites et on voit beaucoup de cerfs et d’élans.

  – Cela doit être magnifique.

  – Oui, c’est beau. Et tu viens d’où, Oskar ?

  – De Bavière. D’un petit village de montagne. Il est aussi très joli. Mon père est horloger. Moi aussi, je suis horloger. Je suis l’apprenti de mon père.

  – C’est une très belle profession, dit Bogey. Écoute, je peux te sortir d’ici. Tu peux monter derrière moi, sur mon cheval. Je vais te rapprocher de tes troupes, à un endroit où ils pourront te récupérer et ils t’amèneront auprès d’un médecin.

  – Je ne peux pas monter à cheval, Bogart. J’ai les tripes à l’air. Voilà pourquoi ils m’ont laissé ici. Je vais mourir. Tu es sûr que tu ne peux pas me descendre ? S’il te plaît, je souffre tant. »

  Bogey se mit à pleurer.

  « Je suis désolé, Oskar, mais je ne peux pas.

  – D’accord, Bogart, je comprends, mais je vais devoir te tuer. C’est bien la raison pour laquelle nous sommes là, n’est-ce pas ? »

  De dessous la couverture, Oskar sortit un pistolet Mauser et le pointa sur Bogey. Instinctivement, sans avoir le temps de réfléchir, Bogey dégaina son Colt et lui tira une balle dans le front. Il prit le Mauser de la main d’Oskar, sachant, avant même d’avoir ouvert la culasse, qu’il n’était pas chargé.

  Bogey referma son carnet, sortit de la monnaie de sa poche, jeta un coup d’œil sur la note que le serveur avait laissée et déposa quelques pièces dans la soucoupe. Il se leva et se dirigea vers la sortie. Il n’eut pas un regard pour la fille, ni même une pensée. Il était encore dans son histoire et il se sentait vide jusqu’à la nausée. Mais, lorsqu’il passa à côté de sa table, elle s’adressa à lui.

  « Excusez-moi, monsieur, dit-elle, je viens de vous dessiner. Voudriez-vous voir le résultat ? »

  Bogey s’arrêta et se tourna vers elle, les yeux dans le vague. Il la regardait fixement, mais sans la voir, sans la comprendre. Il ne répondit pas. Il était encore si profondément absorbé dans ses souvenirs, ce passé était encore si affreusement présent et douloureux, qu’il avait l’impression qu’il venait tout juste de tuer l’apprenti horloger allemand, que l’événement ne remontait pas à sept ans.

  « Je vous prie de m’excuser de vous avoir dérangé, monsieur, dit-elle. Je… je pensais juste que cela vous ferait peut-être plaisir de voir le dessin que j’ai fait de vous pendant que vous travailliez. Puis-je… vous le montrer ? »

  Bogey continua à fixer la jeune fille jusqu’à ce que, progressivement, ses contours deviennent moins flous. « Non, non, merci », dit-il en secouant la tête. Il alla prendre son manteau accroché près de la porte, l’enfila, mit son chapeau et partit dans la nuit d’hiver, froide et mouillée.

  CHRYSIS & BOGEY

  1926

  I

  Chrysis continua à étudier avec le professeur Humbert et, au-delà des exercices formels qu’elle exécutait pour l’atelier, son travail prenait progressivement une forme et un style de plus en plus personnels. Il était inévitable que la découverte progressive de son corps et son ardeur dans le domaine de l’amour finiraient par s’exprimer dans ses peintures, et elle commença à comprendre que tout faisait partie du même processus, que sa passion pour la vie et les expériences sensuelles se traduisait naturellement dans les couleurs, les formes, les thèmes de son art.

  Elle ne chercha pas, d’ailleurs, à se soustraire à l’exploration des aspects plus obscurs de l’érotisme, de cette mince frontière entre la sensualité et la pornographie, la passion et l’obsession, l’extase et le vide. Elle savait qu’elle ne serait pas une bonne artiste tant qu’elle n’aurait pas saisi toutes les contradictions complexes inhérentes aux exigences de la chair, les grâces comme les disgrâces.

  Chrysis développa une fascination pour le monde des prostituées, ces femmes publiques qu’elle voyait dans certains bars et clubs, et que les propriétaires et gérants des meilleurs établissements essayaient de chasser. Un après-midi, elle demanda à Casmir de l’emmener dans une maison close.

  « Mais que veux-tu y faire ? » demanda-t-il. Le poète gitan commençait à s’inquiéter d’avoir libéré un monstre tapi chez cette fille ; sa curiosité à l’égard de tout ce qui concernait la sexualité paraissait insatiable. Il savait qu’elle ne l’aimait pas ; de fait, elle paraissait bien plus intéressée par le monde de l’érotisme que par leur relation.

  « Je voudrais observer, dit-elle, et faire des croquis. »

  Et ce soir-là, Casmir l’emmena à La Belle Poule, sur la rue Blondel, dans le quartier des prostituées de la rue Saint-Denis. C’était un établissement dont le poète était lui-même parfois client, dans les rares moments où il avait un peu d’argent.

  La propriétaire, Mme Mireille, une femme mince au profil de rapace, les accueillit dans le vestibule, qui était décoré de mosaïques abstraites aux dessins sophistiqués. Elle détailla Chrysis des pieds à la tête de ses yeux durs et perspicaces.

  « Et que puis-je faire pour vous, aujourd’hui, mon ami ? demanda-t-elle à Casmir. Je suppose que vous voudriez partager une des filles avec cette jolie jeune femme qui vous accompagne.

  – Pour tout dire, madame, se mit à expliquer Casmir, la jeune femme voudrait juste accéder à votre chambre de divertissement individuel. »

  Tel était le nom de la chambre secrète, dans la maison close, qui était équipée de deux judas percés dans le mur, judicieusement dissimulés de l’autre côté par une peinture murale colorée qui avait été exécutée quelques années auparavant en remerciement pour services rendus par l’artiste mexicain Diego Rivera, un client régulier de La Belle Poule pendant ses années parisiennes. Par ces œilletons, ceux qui souhaitaient n’être que spectateurs pouvaient observer ce qui se passait dans la chambre voisine, dite la « chambre rouge », en devenant les yeux d’un personnage de la fresque, pendant que le client, qui ne savait pas qu’il était observé, se livrait à différents ébats avec la ou les filles de son choix.

  « Et est-ce que la jeune fille souhaite vous observer avec une des filles ? demanda Madame à Casmir. Parce que nous ne travaillons pas beaucoup ces derniers temps et il n’y a en ce moment personne dans la chambre rouge.

  – Vous pouvez vous adresser à moi directement, madame, dit Chrysis. Je ne suis ni sourde ni muette. C’est moi qui ai demandé que nous venions ici et c’est moi qui paierai. »

  Mme Mireille leva les sourcils, peu habituée à ce que des filles lui parlent de cette façon.

  « Très bien, jeune fille, dit-elle. Dites-moi donc quel serait votre bon plaisir.

  – J’aimerais beaucoup regarder Casmir avec une de vos filles, dit Chrysis. De plus, je souhaiterais la choisir. »

  Madame les conduisit au grand salon par un élégant escalier en fer forgé. Les murs étaient décorés de miroirs anciens et de peintures érotiques dans le style des fresques de Pompéi, avec des femmes qui se livraient à des danses sensuelles, tandis que des nymphes voluptueuses se prélassaient, nues, sur des nuages floconneux.

  Toute la pièce était meublée dans le style de la Belle Époque ; il y avait un bar contre un mur, des tables et des chaises. Quatre ou cinq jeunes femmes, vêtues de tenues plus ou moins osées, étaient là, l’air particulièrement désœuvré. Comme il était tôt, il n’y avait pas encore le moindre client dans la maison.

  Pendant que Casmir et Mme Mireille prenaient une coupe de champagne au bar, Chrysis parcourut le salon attentivement, examinant les filles, échangeant quelques mots et sourires avec chacune d’elles. En tant que professionnelles, elles étaient assez habituées à être détaillées comme des marchandises au Bon Marché, même s’il était plutôt insolite que le client qui se livre à cet examen soit une belle jeune femme. Chrysis finit par choisir une rousse qui
semblait être celle qui s’ennuyait le moins et la plus vivante de toutes. Son sourire était spontané et elle était assez naturelle. Chrysis nota également que la fille avait un corps splendide et elle se dit que sa flamboyante chevelure serait un ajout intéressant dans un tableau.

  « Est-ce qu’elle te plaît ? demanda Chrysis à Casmir en conduisant la rousse jusqu’au bar. Mais peut-être vous connaissez-vous déjà ?…

  – Non, je n’ai pas ce plaisir, répondit-il. Oui, elle est charmante. Et que souhaites-tu que je fasse avec elle, exactement ? »

  Chrysis éclata de rire.

  « Eh bien, tout ce que tu veux. Mais, d’abord, je voudrais la dessiner, elle seule, si cela paraît acceptable à madame.

  – Pour cela, dit Mme Mireille, je devrai vous facturer le prix que paient les clients pour le temps passé avec les filles et pour l’occupation de la chambre.

  – Bien sûr. »

  II

  Elle s’appelait Juliette, elle était drôle, vivante et sexy, et comme cela arrive parfois entre un artiste et un modèle, Chrysis et elle se découvrirent immédiatement une sorte de complicité. Pendant que Chrysis la dessinait, Juliette lui raconta qu’elle venait de la région de Marseille, en bord de mer, qu’elle avait été là-bas la maîtresse d’un important personnage du milieu. Mais, quand il buvait, il la battait et les coups devinrent de plus en plus fréquents, jusqu’à ce qu’elle commence à craindre pour sa vie. Une nuit, alors qu’il était endormi, elle s’était enfuie et elle était venue à Paris. Elle avait peur qu’il se lance à sa recherche ; elle avait donc changé de nom et décidé de travailler pour Mme Mireille. On peut rester anonyme dans le milieu des prostituées. Elle se sentait en sécurité avec les autres filles, dont aucune n’utilisait son vrai nom et qui toutes avaient vécu au moins une histoire avec un homme violent.